Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/517

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dernier a donné d’aussi bonnes regles pour perfectionner le théatre que celles de Corneille. Le premier devoit tout au prodigieux génie naturel qu’il avoit ; Johnson devoit beaucoup à son art & à son savoir, il est vrai que l’un & l’autre sont auteurs d’ouvrages indignes d’eux, avec cette différence néanmoins, que dans les mauvaises pieces de Johnson, on ne trouve aucuns vestiges de l’auteur du Renard & du Chimiste, au-lieu que dans les morceaux les plus bisarres de Shakespear, vous trouverez çà & là des traces qui vous font reconnoître leur admirable auteur. Jonhson avoit au-dessus de Shakespear une profonde connoissance des anciens ; & il y puisoit hardiment. Il n’y a guere de poëte ou d’historiens romains des tems de Séjan & de Catilina qu’il n’ait traduit dans les deux tragédies, dont ces deux hommes lui ont fourni le sujet ; mais il s’empare des auteurs en conquérant, & ce qui seroit larcin dans d’autres poëtes, est chez lui victoire & conquête. Il mourut le 16 Août 1637, & fut enterré dans l’abbaye de Westminster ; on mit sur son tombeau cette épitaphe courte, & qui dit tant de choses. O rare Ben Johnson.

Otway (Thomas), né dans la province de Sussex en 1651, mourut en 1685, à l’âge de 34 ans. Il réussit admirablement dans la partie tendre & touchante ; mais il y a quelque chose de trop familier dans les endroits qui auroient dû être soutenus par la dignité de l’expression. Venise sauvée & l’Orpheline, sont ses deux meilleures tragédies. C’est dommage qu’il ait fondé la premiere sur une intrigue si vicieuse, que les plus grands caracteres qu’on y trouve, sont ceux de rébelles & de traitres. Si le héros de sa piece avoit fait paroître autant de belles qualités pour la défense de son pays qu’il en montre pour sa ruine, on n’auroit trop pû l’admirer. On peut dire de lui ce qu’un historien romain dit de Catilina, que sa mort auroit été glorieuse, si pro patriâ sic concidisset. Otway possédoit parfaitement l’art d’exprimer les passions dans le tragique, & de les peindre avec une simplicité naturelle ; il avoit aussi le talent d’exciter quelquefois les plus vives emotions. Mademoiselle Barry, fameuse actrice, qui faisoit le rôle de Monime dans l’Orpheline, ne prononçoit jamais sans verser des larmes ces trois mots : ah, pauvre Castalio ! Enfin Beviledere me trouble, & Monime m’attendrit toujours : ainsi la terreur s’empare de l’ame, & l’art fait couler des pleurs honnêtes.

Congreve (Guillaume), né en Irlande en 1672, & mort à Londres en 1729, fit voir le premier sur le théatre anglois, avec beaucoup d’esprit, toute la correction & la régularité qu’on peut desirer dans le dramatique ; on en trouvera la preuve dans toutes ses pieces, & en particulier dans sa belle tragedie, l’Epouse affligée, the Mourning bride.

Rowe (Nicolas), naquit en Dévonshire en 1673, & mourut à Londres en 1718, à 45 ans, & fut enterré à Westminster, vis-à-vis de Chaucer. Il se fit voir aussi régulier que Congrève dans ses tragédies. Sa premiere piece, l’Ambitieuse belle-mere, mérite toutes sortes de louanges par la pureté de la diction, la justesse des caracteres, & la noblesse des sentimens : mais celle de ses tragédies, dont il faisoit le plus de cas, & qui fut aussi la plus estimée, étoit son Tamerlan. Il regne dans toutes ses pieces un esprit de vertu & d’amour pour la patrie qui font honneur à son cœur ; il saisit en particulier toutes les occasions qui se présentent de faire servir le théatre à inspirer les grands principes de la liberté civile.

Il est tems de parler de l’illustre Addison ; son Caton d’Attique est le plus grand personnage, & sa piece est la plus belle qui soit sur aucun théatre. C’est un chef-d’œuvre pour la régularité, l’élégance, la poésie & l’élévation des sentimens. Il parut à Lon-

dres en 1713, & tous les partis quoique divisés &

opposés s’accorderent à l’admirer. La reine Anne désira que cette piece lui fût dédiée ; mais l’auteur pour ne manquer ni à son devoir ni à son honneur, l’a mis au jour sans dédicace. M. Dubos en traduisit quelques scènes en françois. L’abbé Salvinien en a donné une traduction complette italienne ; les jésuites anglois de Saint-Omer mirent cette piece en latin, & la firent représenter publiquement par leurs écoliers. M. Sewell, docteur en médecine, & le chevalier Steele l’ont embellie de remarques savantes & pleines de goût.

Tout le caractere de Caton est conforme à l’histoire. Il excite notre admiration pour un romain aussi vertueux qu’intrépide. Il nous attendrit à la vue du mauvais succès de ses nobles efforts pour le soutien de la cause publique. Il accroît notre indignation contre César en ce que la plus éminente vertu se trouve opprimée par un tyran heureux.

Les caracteres particuliers sont distingués les uns des autres par des nuances de couleur différente. Portius & Marcus ont leurs mœurs & leurs tempéramens ; & cette peinture se remarque dans tout le cours de la piece, par l’opposition qui regne dans leurs sentimens, quoiqu’ils soient amis. L’un est calme & de sang froid, l’autre est plein de feu & de vivacité. Ils se proposent tous deux de suivre l’exemple de leur pere ; l’aîné le considere comme le défenseur de la liberté ; le cadet le regarde comme l’ennemi de César ; l’un imite sa sagesse, & l’autre son zele pour Rome.

Le caractere de Juba est neuf ; il prend Caton pour modele, & il s’y trouve encore engagé par son amour pour Marcia ; sa honte lorsque sa passion est découverte, son respect pour l’autorité de Caton, son entretien avec Syphax touchant la supériorité des exercices de l’esprit sur ceux du corps, embellissent encore les traits qui le regardent.

La différence n’est pas moins sensiblement exposée entre les caracteres vicieux. Sempronius & Syphax sont tous deux lâches, traîtres & hypocrites ; mais chacun à leur maniere ; la perfidie du romain & celle de l’africain sont aussi différentes que leur humeur.

Lucius, l’opposé de Sempronius & ami de Caton, est d’un caractere doux, porté à la compassion, sensible aux maux de tous ceux qui souffrent, non par foiblesse, mais parce qu’il est touché des malheurs auxquels il voit sa patrie en proie.

Les deux filles sont animées du même esprit que leur pere ; celle de Caton s’intéresse vivement pour la cause de la vertu ; elle met un frein à une violente passion en réfléchissant à sa naissance ; & par un artifice admirable du poëte, elle montre combien elle estimoit son amant, à l’occasion de sa mort supposée. Cet incident est aussi naturel qu’il étoit nécessaire ; & il fait disparoître ce qu’il y auroit eu dans cette passion de peu convenable à la fille de Caton. D’un autre côté, Lucie d’un caractere doux & tendre, ne peut déguiser ses sentimens, mais après les avoir déclarés, la crainte des conséquences la fait résoudre à attendre le tour que prendront les affaires, avant que de rendre son amant heureux. Voilà le caractere timide & sensible de son pere Lucius ; & en même tems son attachement pour Marcia l’engage aussi avant que l’amitié de Lucius pour Caton.

Dans le dénouement qui est d’un ordre mixte, la vertu malheureuse est abandonnée au hazard & aux dieux ; mais tous les autres personnages vertueux sont récompensés.

Cette tragédie est trop connue pour entrer dans le détail de ses beautés particulieres. Le seul soliloque de Caton, acte V. scène 1, fera toujours l’admiration des philosophes ; il finit ainsi.

Let guilt or fear