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nent pas un seul discours que l’on pût transporter de l’un à l’autre ; talens personnels à Shakespear, & dans lesquels il surpasse tous les poëtes du monde : il y a de si belles scènes, des morceaux si grands & si terribles, repandus dans ses pieces tragiques, d’ailleurs monstrueuses, qu’elles ont toujours été jouées avec le plus grand succès. Il étoit si bien né avec toutes les semences de la poésie, qu’on peut le comparer à la pierre enchâssée dans l’anneau de Pirrhus, qui, à ce que nous dit Pline, représentoit la figure d’Apollon, avec les neuf muses, dans ces veines que la nature y avoit tracées elle-même, sans aucun secours de l’art.

Non-seulement il est le chef des poëtes dramatiques anglois, mais il passe toujours pour le plus excellent ; il n’eut ni modeles ni rivaux, les deux sources de l’émulation, les deux principaux aiguillons du génie. La magnificence ou l’équipage d’un héros ne peut donner à Brutus la majesté qu’il reçoit de quelques lignes de Shakespear ; doué d’une imagination egalement forte & riche, il peint tout ce qu’il voit, & embellit presque tout ce qu’il peint. Dans les tableaux de l’Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de graces, que Shakespear en donne à ceux qui font le cortege de Cléopatre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydnus.

Ce qui lui manque, c’est le choix. Quelquefois en lisant ses pieces on est surpris de la sublimité de ce vaste génie, mais il ne laisse pas subsister l’admiration. A des portraits où regnent toute l’élévation & toute la noblesse de Raphaël, succedent de misérables tableaux dignes des peintres de taverne.

Il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemark, dans le troisieme acte de la tragédie de ce nom : on connoit la belle traduction libre que M. de Voltaire a fait de ce morceau.

To be, or not to be ! that is a question, &c.

Demeure, il faut choisir, & passer à l’instant,
De la vie à la mort, ou de l’être au néant.
Dieux cruels, s’il en est, éclairez mon courage ;
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur & mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? & qu’est-ce que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c’est mon unique asyle ;
Après de longs transports c’est un sommeil tranquille ;
On s’endort, & tout meurt, mais un affreux réveil
Doit succéder peut-être aux douceurs du sommeil.
On nous menace ; on dit que cette courte vie,
De tourmens éternels est aussi-tôt suivie.
O mort ! moment fatal ! affreuse éternité,
Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté !
Eh ! qui pourroit sans toi supporter cette vie :
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrisie :
D’une indigne maîtresse encenser les erreurs :
Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs :
Et montrer les langueurs de son ame abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort seroit trop douce en ces extrémités,
Mais le scrupule parle & nous crie arrêtez ;
Il défend à nos mains cet heureux homicide,
Et d’un heros guerrier fait un chrétien timide.

L’ombre d’Hamlet paroit, & porte la terreur sur la scène, tant Shakespear possedoit le talent de peindre : c’est par-là qu’il sut toucher le foible supersticieux de l’imagination des hommes de son tems, & réussir en de certains endroits où il n’étoit soutenu que par la seule force de son propre génie. Il y a quelque chose de si bisarre, & avec cela de si grave dans les discours de ses phantômes, de ses fées, de ses sorciers, & de ses autres personnages chiméri-

ques, qu’on ne sauroit s’empêcher de les croire naturels,

quoique nous n’ayons aucune regle fixe pour en bien juger, & qu’on est contraint d’avouer, que s’il y avoit de tels êtres au monde, il est fort probable qu’ils parleroient & agiroient de la maniere dont il les a représentés. Quant à ses défauts, on les excusera sans doute, si l’on considere que l’esprit humain ne peut de tous côtés franchir les bornes que le ton du siecle, les mœurs & les préjugés opposent à ses efforts.

Les ouvrages dramatiques de ce poëte parurent pour la premiere fois tous ensemble en 1623 in-fol. & depuis Mrs. Rowe, Pope, Théobald, & Warburthon, en ont donné à-l’envi de nouvelles éditions. On doit lire la préface que M. Pope a mise au-devant de la sienne sur le caractere de l’auteur. Elle prouve que ce grand génie, nonobstant tous ses défauts, mérite d’être mis au-dessus de tous les écrivains dramatiques de l’Europe. On peut considérer ses ouvrages, comparés avec d’autres plus polis & plus réguliers, comme un ancien bâtiment majestueux d’architecture gothique, comparé avec un édifice moderne d’une architecture réguliere ; ce dernier est plus élégant, mais le premier a quelque chose de plus grand. Il s’y trouve assez de matériaux pour fournir à plusieurs autres édifices. Il y regne plus de variété, & les appartemens sont bien plus vastes, quoiqu’on y arrive souvent par des passages obscurs, bisarrement ménagés, & désagréables. Enfin tout le corps inspire du respect, quoique plusieurs des parties soient de mauvais goût, mal disposées, & ne répondent pas à sa grandeur.

Il est bon de remarquer qu’en général c’est dans les morceaux détachés que les tragiques anglois ont les plus excellé. Leurs anciennes pieces dépourvues d’ordre, de décence, & de vraissemblance, ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit. Leur style est trop ampoulé, trop rempli de l’enflure asiatique, mais aussi il faut avouer que les échasses du style figuré sur lesquelles la langue angloise est guindée dans le tragique, élevent l’esprit bien haut, quoique par une marche irréguliere.

Johnson (Benjamin), suivit de près Shakespear, & se montra un des plus illustres dramatiques anglois du dix-septieme siecle. Il naquit à Westminster vers l’an 1575, & eut Cambden pour maître ; mais sa mere qui s’étoit remariée à un maçon, l’obligea de prendre le métier de son beau-pere ; il travailla par indigence aux bâtimens de Lincoln’Inn, avec la truelle à la main & un livre en poche. Le goût de la poésie l’emporta bien-tôt sur l’équerre ; il donna des ouvrages dramatiques, se livra tout-entier au théatre, & Shakespear le protégea.

Il fit représenter, en 1601, une tragédie intitulée la Chute de Séjan. Si l’on m’objecte, dit-il dans sa préface, que ma piece n’est pas un poëme selon les regles du tems, je l’avoue ; il y manque même un chœur convenable, qui est la chose la plus difficile à mettre en œuvre. De plus, il n’est ni nécessaire, ni possible d’observer aujourd’hui la pompe ancienne des poëmes dramatiques, vû le caractere des spectateurs. Si néanmoins, continue-t-il, j’ai rempli les devoirs d’un acteur tragique, tant pour la vérité de l’histoire & la dignité des personnages, que pour la gravité du style, & la force des sentimens, ne m’imputez pas l’omission de ces accessoires, par rapport auxquels (sans vouloir me vanter), je suis mieux en état de donner des regles, que de les négliger faute de les connoître.

En 1608 il mit au jour la Conjuration de Catilina ; je ne parle pas de ses comédies qui lui acquirent beaucoup de gloire. De l’aveu des connoisseurs, Shakespear & Johnson, sont les deux plus grands dramatiques dont l’Angleterre puisse se vanter. Le