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mel, année 1677, il est fait mention d’une torpille qu’on compare aux congres, c’est-à-dire qui est d’une figure approchante de celle des anguilles. M. Richer de qui est cette relation, assure que ce poisson engourdit le bras lorsqu’on le touche même avec un bâton, & que ses effets vont jusqu’à donner des vertiges ; ce qu’il dit avoir expérimenté : dès-lors qu’il n’y va que du plus au moins, nous n’avons pas de peine à donner croyance aux faits de physique.

Le tremble ne feroit pas un grand usage de la faculté qu’il a d’engourdir, si elle ne lui servoit qu’à se défendre des pêcheurs ; il est rare qu’il se sauve de leurs mains. Aristote, Pline & la plûpart des naturalistes se persuadent qu’elle lui est utile pour attraper des poissons ; une chose sûre, au rapport des pêcheurs, c’est que les torpilles en mangent, & qu’on en rencontre fréquemment dans leur estomac. Cependant pourquoi se tient-elle ordinairement sur le sable ou sur la vase ? y est-elle en quelque maniere à l’affut pour y attraper les petits poissons qui la toucheroient ? Mais les autres poissons plats qui se tiennent sur la vase, ne s’y tiennent point par le même motif. Si la torpille engourdit les petits poissons qui la touchent, & les prend ensuite, ne pouvoit-elle pas les prendre également bien sans cela ? Elle a la même vîtesse que mille autres poissons de sa taille, qui savent bien attraper les petits poissons sans les engourdir. Nous sommes trop prompts à assigner les causes finales ; elles ne sont pas toujours aussi démontrées qu’on le prétend. Pour s’assurer du fait dont il est ici question, il faudroit par plusieurs expériences mettre des torpilles avec divers autres petits poissons en vie, & en examiner l’événement ; c’est ce que quelque physicien fera peut-être un jour.

On pourroit encore être curieux de savoir de quelle épaisseur doit être un corps placé entre la torpille & la main, pour mettre la main à-l’abri de l’action du poisson. Il y a beaucoup d’autres expériences à tenter sur cet animal.

La torpille ne pouvoit guere avoir une vertu engourdissante si fort exaltée, sans manquer de lui attribuer la même vertu contre plusieurs maladies. Aussi Dioscoride prétend que la torpille sur la tête engourdit le mal, & qu’elle remédie à la chute de l’anus en l’appliquant sur le fondement. D’autres en recommandent l’application à la plante des piés pour calmer l’ardeur de la fievre. Nos pêcheurs font mieux, ils en mangent le foie qui a le même goût que celui de la raie.

Description de la torpille du golfe Persique par Kæmpfer. Je n’aurois rien à ajouter sur ce poisson, si Kæmpfer ne me fournissoit, dans ses Amœnités, une description trop exacte de la torpille du golfe Persique, pour la passer sous silence.

Les plus grandes torpilles de cette mer, qui en produit beaucoup, ont deux pans de diametre au centre, qui est sans os ; elles ont deux doigts d’épaisseur, & de-là elles diminuent insensiblement jusqu’aux bords qui sont cartilagineux, & qui font l’office de nageoires. Leur peau est glissante, sans écaille & tachetée. Les taches du dos sont blanches & brunes ; celles de la queue plus foncée ; mais le ventre est tout-à-fait blanc, comme dans la plûpart des poissons plats. Des deux côtés la surface est inégale, particulierement sur le dos, dont le milieu s’enfle comme un petit bouclier. Cette élévation continue jusqu’à l’extrémité de la queue, qui s’étend de la largeur de la main au-delà du corps. Sa tête est applatie ; ses yeux sont petits & placés dessus la tête à la distance d’un pouce l’un de l’autre. Ils ont une double paupiere dont la supérieure est assez forte, & se ferme rarement ; l’inférieure est mince, transparente, & se ferme lorsque le poisson est dans l’eau.

Au-dessous des yeux, il y a deux conduits de res-

piration qui se couvrent dans l’eau d’une petite pellicule,

de sorte qu’on les prendroit pour d’autres yeux, comme a fait Borrichius. La gueule est au-dessous de la tête dans l’endroit opposé aux yeux. Elle paroît très-petite lorsqu’elle est fermée, mais elle devient fort grande en s’ouvrant. Les levres sont entourées de petites pointes qui servent à retenir ce que l’animal y fait entrer. Dans la cavité des mâchoires, on apperçoit une petite rangée de dents aiguës. Sur le long du ventre qui est doux, mince & spongieux, il y a deux rangées de petits trous oblongs, cinq de chaque côté, placés transversalement. L’anus est aussi de figure oblongue, & percé exactement à la naissance de la queue. On ne sauroit presser cette partie sans en faire sortir quelques fœces entremêlées comme de vers de terre. La queue est épaisse, & de figure pyramidale. Elle se termine par une nageoire dont les pointes sont obliques, & présentent assez bien la forme de la lettre X.

Au-dessus & à peu de distance, sont deux autres nageoires plus grandes vers le dos que du côté de la queue, & terminées en rond. A l’endroit où commence la queue, il se trouve encore de chaque côté une nageoire plate & charnue. Dans les mâles, elle se termine à un penis cartilagineux d’un pouce de long, creux & percé à l’extrémité de deux trous, dont la moindre pression fait sortir une humeur grasse & visqueuse.

Le péritoine est ferme, les vertebres du dos cartilagineuses, & garnies de divers tendons qui en sortent. Le premier se dirige vers les yeux, & le dernier vers le foie. Les autres prennent différentes directions assez près de leur origine. Le cœur qui est situé dans le plus petit creux de la poitrine, a la forme d’une figue. L’abdomen est accompagné d’un large ventricule musculaire. Il y a plusieurs veines, dont la plus considérable s’étend jusqu’au lobe droit du foie, & s’entortille au-tour de la vésicule du fiel. Le foie est d’une substance rouge, pâle, composé de deux lobes, dont l’un remplit toute la cavité du côté droit. Ces deux lobes sont formés de glandes serrées les unes contre les autres, & qui partent peut-être du penis.

Après avoir vuidé les intestins & les ventricules, on découvre contre le dos, un petit sac inégal, tortu, transparent, auquel tient une substance charnue qui ressemble beaucoup aux aîles de la chauve souris ; c’est l’utérus ou l’ovaire. Kæmpfer y trouva plusieurs œufs posés sur le lobe gauche du foie. Ils étoient renfermés dans une mince pellicule, couleur de soufre pâle, & attachée au foie ; du reste ils ressembloient exactement aux œufs de poule, & nageoient dans une liqueur mucilagineuse.

La torpille du golfe Persique paroîtroit fort différente de celle de la Méditerranée, si l’on jugeoit de celle-ci par les descriptions d’Aristote, de Pline & de Galien. La qualité que celle du golfe a d’engourdir, n’est point une vertu qui l’accompagne toujours. Elle ne s’exerce que dans certaines occasions ; comme lorsque ce poisson ressent l’impression de quelque chose qui le blesse, & qu’on arrête sa fuite au moment qu’il veut la prendre. Il se fait alors un mouvement convulsif dans son corps.

Enfin Kæmpfer a remarqué qu’en mettant la torpille dans une même cuve avec d’autres poissons, elle ne leur a point fait sentir sa qualité torporifique, soit par crainte, soit parce qu’elle n’est pas en liberté, soit par d’autres raisons.

Telles sont les observations de Kæmpfer sur la torpille étrangere. Pour m’instruire encore plus complétement de la nature de ce poisson dans toutes les mers du monde, j’ai parcouru les autres relations des voyageurs qui en ont parlé ; celles de Windus, de Jobson, d’Atkius, de Moore, de Kolben, de Ludolf, &c.