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expriment les rapports, les liaisons & les dépendances des unes & des autres. Voyez les relations.

5°. Les termes se divisent en positifs & en négatifs. Les termes positifs sont ceux qui signifient directement des idées positives ; & les négatifs sont ceux qui ne signifient directement que l’absence de ces idées ; tels sont ces mots insipide, silence, rien, ténebres, &c. lesquels désignent des idées positives, comme celles du goût, du son, de l’être, de la lumiere, avec une signification de l’absence de ces choses.

Une chose qu’il faut encore observer touchant les termes, c’est qu’ils excitent outre la signification qui leur est propre, plusieurs autres idées qu’on peut appeller accessoires, auxquelles on ne prend pas garde, quoique l’esprit en reçoive l’impression. Par exemple, si l’on dit à une personne, vous en avez menti, & que l’on ne regarde que la signification principale de cette expression, c’est la même chose que si on lui disoit, vous savez le contraire de ce que vous dites. Mais outre cette signification principale, ces paroles emportent dans l’usage une idée de mépris & d’outrage ; & elles font croire que celui qui nous le dit ne se soucie pas de nous faire injure, ce qui les rend injurieuses & offensantes.

Quelquefois ces idées accessoires ne sont pas attachées aux mots par un usage commun, mais elles y sont seulement jointes par celui qui s’en sert ; & ce sont proprement celles qui sont excitées par le son de la voix, par l’air du visage, par les gestes, & par les autres signes naturels, qui attachent à nos paroles une infinité d’idées qui en diversifient, changent, diminuent, augmentent la signification, en y joignant l’image des mouvemens, des jugemens & des opinions de celui qui parle. Le ton signifie souvent autant que les paroles même. Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, voix pour reprendre : souvent on ne veut pas seulement qu’elle arrive jusqu’aux oreilles de celui qui en parle, mais on veut qu’elle le frappe & qu’elle le perce ; & personne ne trouveroit bon qu’un laquais que l’on reprend un peu fortement, répondît, monsieur, parlez plus bas, je vous entends bien ; parce que le ton fait partie de la réprimande, & est nécessaire pour former dans l’esprit l’idée qu’on y veut imprimer.

Mais quelquefois ces idées accessoires sont attachées aux mots mêmes, parce qu’elles s’excitent ordinairement par tous ceux qui les prononcent. Et c’est ce qui fait qu’entre des expressions qui semblent signifier la même chose, les unes sont injurieuses, les autres douces ; les unes modestes, & les autres impudentes ; quelques-unes honnêtes, & d’autres déshonnêtes ; parce que, outre cette idée principale en quoi elles conviennent, les hommes y ont attaché d’autres idées qui sont cause de cette diversité.

C’est encore par-là qu’on peut reconnoître la différence du style simple & du style figuré, & pourquoi les mêmes pensées nous paroissent beaucoup plus vives quand elles sont exprimées par une figure, que si elles étoient renfermées dans des expressions toutes simples. Car cela vient de ce que les expressions figurées signifient, outre la chose principale, le mouvement & la passion de celui qui parle, & impriment ainsi l’une & l’autre idée dans l’esprit, au-lieu que l’expression simple ne marque que la vérité toute nue. Par exemple, si ce demi-vers de Virgile, Usque adeò ne mori miserum est, étoit exprimé simplement & sans figure de cette sorte, Non est usque adeò mori miserum, certes il auroit beaucoup moins de force ; & la raison en est que la premiere expression signifie beaucoup plus que la seconde. Car elle n’exprime pas seulement cette pensée, que la mort n’est pas un si grand mal qu’on le croit ; mais elle représente de plus l’idée d’un homme qui se roidit contre la mort, & qui l’envisage sans effroi : image beau-

coup plus vive que n’est la pensée même à laquelle

elle est jointe. Ainsi il n’est pas étrange qu’elle frappe davantage, parce que l’ame s’instruit par les images des vérités ; mais elle ne s’émeut guere que par l’image des mouvemens.

Si vis me flere, dolendum est
Primùm ipse tibi.

Mais comme le style figuré signifie ordinairement avec les choses les mouvemens que nous ressentons en les concevant & en parlant, on peut juger par-là de l’usage que l’on en doit faire, & quels sont les sujets auxquels il est propre. Il est visible qu’il est ridicule de s’en servir dans des matieres purement spéculatives, que l’on regarde d’un œil tranquille, & qui ne produisent aucun mouvement dans l’esprit. Car puisque les figures expriment les mouvemens de notre ame, celles que l’on mêle en des sujets où l’ame ne s’émeut point, sont des mouvemens contre la nature & des especes de convulsions. C’est pourquoi il n’y a rien de moins agréable que certains prédicateurs, qui s’écrient indifféremment sur tout, & qui ne s’agitent pas moins sur des raisonnemens philosophiques, que sur les vérités les plus étonnantes & les plus nécessaires pour le salut.

Mais lorsque la matiere que l’on traite est telle qu’elle nous doit raisonnablement toucher, c’est un défaut d’en parler d’une maniere seche, froide & sans mouvement, parce que c’est un défaut de n’être pas touché de ce que l’on doit. Ainsi les vérités divines n’étant pas proposées simplement pour être connues, mais beaucoup plus pour être aimées, révérées & adorées par les hommes, il est certain que la maniere noble, élevée & figurée, dont les saints peres les ont traitées, leur est bien plus proportionnée qu’un style simple & sans figure, comme celui des scholastiques ; puisqu’elle ne nous enseigne pas seulement ces vérités, mais qu’elle nous représente aussi les sentimens d’amour & de révérence avec lesquels les peres en ont parlé ; & que portant ainsi dans notre esprit l’image de cette sainte disposition, elle peut beaucoup contribuer à y en imprimer une semblable : au-lieu que le style scholastique étant simple, sec, aride & sans aménité, est moins capable de produire dans l’ame les mouvemens de respect & d’amour que l’on doit avoir pour les vérités chrétiennes. Le plaisir de l’ame consiste plus à sentir des mouvemens, qu’à acquérir des connoissances.

Cette remarque peut nous aider à résoudre cette question célebre entre les Philosophes, s’il y a des mots déshonnêtes, & à réfuter les raisons des Stoïciens qui vouloient qu’on pût se servir indifféremment des expressions qui sont estimées ordinairement infames & impudentes.

Ils prétendent, dit Cicéron, qu’il n’y a point de paroles sales ni honteuses. Car ou l’infamie, disent-ils, vient des choses, ou elle est dans les paroles. Elle ne vient pas simplement des choses, puisqu’il est permis de les exprimer en d’autres paroles qui ne passent point pour déshonnêtes. Elle n’est pas aussi dans les paroles considérées comme sons ; puisqu’il arrive souvent qu’un même son signifiant diverses choses, & étant estimé déshonnête dans une signification ne l’est point dans l’autre.

Mais tout cela n’est qu’une vaine subtilité qui ne naît que de ce que les Philosophes n’ont pas assez considéré ces idées accessoires, que l’esprit joint aux idées principales des choses. Car il arrive de-là qu’une même chose peut être exprimée honnêtement par un son, & déshonnêtement par un autre, si un de ses sons y joint quelque autre idée qui en couvre l’infamie ; & si au contraire l’autre la présente à l’esprit d’une maniere impudente. Ainsi les mots d’adultere, d’inceste, de péché abominable ne sont pas infa-