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tité dans plusieurs endroits de l’Amérique, sur tout dans les îles Antilles, en Virginie, à la Havane, au Brésil, auprès de la ville de Comana, & c’est ce dernier qu’on nomme tabac de Verine.

Le tabac croît aussi par-tout en Perse, particulierement dans la Susiane, à Hamadan, dans la Caramanie deserte, & vers le sein Persique ; ce dernier est le meilleur. On ne sait point si cette plante est originaire du pays, ou si elle y a été transportée. On croit communément qu’elle y a passé d’Egypte, & non pas des Indes orientales.

Il nous vient du tabac du levant, des côtes de Grece & l’Archipel, par feuilles attachées ensemble. Il s’en cultive aussi beaucoup en Allemagne & en Hollande. Avant que sa culture fût prohibée en France, elle y étoit très-commune, & il réussissoit à merveille, particulierement en Guyenne, du côté de Bordeaux & de Clerac, en Bearn, vers Pau ; en Normandie, aux environs de Léry ; & en Artois, près Saint-Paul.

On ne peut voir, sans surprise, que la poudre ou la fumée d’une herbe vénéneuse, soit devenue l’objet d’une sensation délicate presque universelle : l’habitude changée en passion, a promptement excité un zele d’intérêt pour perfectionner la culture & la fabrique d’une chose si recherchée ; & la nicotiane est devenue par un goût général, une branche très-étendue du commerce de l’Europe, & de celui d’Amérique.

A peine fut-elle connue dans les jardins des curieux, que divers médecins, amateurs des nouveautés, l’employerent intérieurement & extérieurement, à la guérison des maladies. Ils en tirerent des eaux distillées, & de l’huile par infusion ou par distillation ; ils en préparerent des sirops & des onguens qui subsistent encore aujourd’hui.

Ils la recommanderent en poudre, en fumée, en machicatoire, en errhine, pour purger, disoient-ils, le cerveau & le décharger de sa pituite surabondante. Ils louerent ses feuilles appliquées chaudes pour les tumeurs œdémateuses, les douleurs de jointures, la paralysie, les furoncles, la morsure des animaux venimeux ; ils recommanderent aussi ces mêmes feuilles broyées avec du vinaigre, ou incorporées avec des graisses en onguent, & appliquées à l’extérieur pour les maladies cutanées ; ils en ordonnerent la fumée, dirigée dans la matrice, pour les suffocations utérines ; ils vanterent la fumée, le suc & l’huile de cette herbe, comme un remede odontalgique ; ils en prescrivirent le sirop dans les toux invetérées, l’asthme, & autres maladies de la poitrine. Enfin, ils inonderent le public d’ouvrages composés à la louange de cette plante ; tels sont ceux de Monardes, d’Everhartus, de Néander, &c.

Mais plusieurs autres Médecins, éclairés par une théorie & une pratique plus savante, penserent bien différemment des propriétés du tabac pour la guérison des maladies ; ils jugerent avec raison, qu’il n’y avoit presque point de cas où son usage dût être admis. Son âcreté, sa causticité, sa qualité narcotique le prouvent d’abord. Sa saveur nauséabonde est un signe de sa vertu émétique & cathartique ; cette saveur qui est encore brûlante & d’une acrimonie qui s’attache fortement à la gorge, montre une vertu purgative très-irritante. Mais en même tems que la nicotiane a ces qualités, son odeur fœtide indique qu’elle agit par stupéfaction sur les esprits animaux, de même que le stramonium, quoiqu’on ne puisse expliquer comment elle possede à la fois une vertu stimulante & somnifere ; peut-être que sa narcoticité dépend de la vapeur huileuse & subtile, dans laquelle son odeur consiste.

Sa poudre forme par la seule habitude, une titilation agréable sur les nerfs de la membrane pituitaire.

Elle y excite dans le commencement des mouvemens convulsifs, ensuite une sensation plus douce, & finalement, il faut pour réveiller le chatouillement, que cette poudre soit plus aiguisée & plus pénétrante. C’est ce qui a engagé des détailleurs pour débiter leur tabac aux gens qui en ont fait un long usage, de le suspendre dans des retraits, afin de le rendre plus âcre, plus piquant, plus fort ; & il faut avouer que l’analogie est bien trouvée. D’autres le mettent au karabé pour l’imbiber tout-d’un-coup d’une odeur ammoniacale, capable d’affecter l’organe usé de l’odorat.

La fumée du tabac ne devient un plaisir à la longue, que par le même méchanisme ; mais cette habitude est plus nuisible qu’utile. Elle prive l’estomac du suc salivaire qui lui est le plus nécessaire pour la digestion ; aussi les fumeurs sont-ils obligés de boire beaucoup pour y remédier, & c’est par cette raison que le tabac supplée dans les camps à la modicité des vivres du malheureux soldat.

La machication du tabac a les mêmes inconvéniens, outre qu’elle gâte l’haleine, les dents, & qu’elle corrode les gencives.

Ceux qui se sont avisés d’employer pour remede le tabac, en petits cornets dans les narines, & de l’y laisser pendant le sommeil, ont bien-tôt éprouvé le mauvais effet de cette herbe ; car ses parties huileuses & subtiles, tombant dans la gorge & dans la trachée-artere, causent au réveil, des toux séches & des vomissemens violens.

Quant à l’application extérieure des feuilles du tabac, on a des remedes beaucoup meilleurs dans toutes les maladies, pour lesquelles on vante l’efficace de ce topique. Sa fumigation est très-rarement convenable dans les suffocations de la matrice.

L’huile du tabac irrite souvent le mal des dents ; & quand elle le dissipe, ce n’est qu’après avoir brûlé le nerf par sa causticité. Si quelques personnes ont appaisé leurs douleurs de dents, en fumant la nicotiane, ce sont des gens qui ont avalé de la fumée, & qui s’en sont enyvrés. On ne persuadera jamais aux Physiciens qui connoissent la fabrique délicate des poumons, que le sirop d’une plante âcre & caustique soit recommandable dans les maladies de la poitrine.

La décoction des feuilles de tabac est un vomitif, qu’il n’est guere permis d’employer, soit de cette maniere, soit en remede, que dans les cas les plus pressans, comme dans l’apopléxie & la léthargie.

L’huile distillée de cette plante est un si puissant émétique, qu’elle excite quelquefois le vomissement, en mettant pendant quelque tems le nez sur la fiole dans laquelle on la garde. Un petit nombre de gouttes de cette huile injectées dans une plaie, cause des accidens mortels, comme l’ont prouvé des expériences faites sur divers animaux, par Harderus & Redi.

Si quelque recueil académique contient des observations ridicules à la louange du tabac, ce sont assurément les mémoires des curieux de la nature ; mais on n’est pas plus satisfait de celles qu’on trouve dans la plûpart des auteurs contre l’usage de cette plante. Un Pauli, par exemple, nous assure que le tabac qu’on prend en fumée, rend le crâne tout noir. Un Borrhy, dans une lettre à Bartholin, lui mande, qu’une personne s’étoit tellement desséchée le cerveau à force de prendre du tabac, qu’après sa mort on ne lui trouva dans la tête qu’un grumeau noir, composé de membranes. Il est vrai que dans le tems de tous ces écrits, le tabac avoit allumé une guerre civile entre les Médecins, pour ou contre son usage, & qu’ils employerent sans scrupule, le vrai & le faux pour faire triompher leur parti. Le roi Jacques lui-même, se mêla de la querelle ; mais si son regne ne