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rienne, de Savoie, de Provence, ainsi que sous les dauphins du Viennois & sous les ducs de Zéringen.

Par ce démembrement, la Suisse ne se trouva plus réunie sous un même chef. Quelques-unes de ses villes furent faites villes impériales. L’empereur Frédéric Barberousse en donna d’autres avec leur territoire (pour les posséder en fief de l’empire), aux comtes de Habspourg, desquels la maison d’Autriche est descendue. D’autres villes suisses, du moins leur gouvernement héréditaire, fut accordé au duc de Zéringen. La race de ces ducs s’éteignit dans le xiij. siecle : ce qui fournit l’occasion aux comtes de Habspourg d’aggrandir leur pouvoir dans tout le pays. Mais ce qui mit la liberté de la Suisse le plus en danger, ce fut le schisme qui partagea si fort l’empire dans le même siecle, lorsqu’Othon IV. & Frédéric II. étoient empereurs à la fois, & alternativement excommuniés par deux papes qui se succéderent. Dans ce désordre tout le gouvernement fut bouleversé, & les villes de la Suisse en particulier sentirent les tristes effets de cette anarchie ; car comme ce pays étoit rempli de nobles & d’ecclésiastiques puissans, chacun y exerça son empire, & tâcha de s’emparer tantôt d’une ville, tantôt d’une autre, sous quelque prétexte que ce fût.

Cette oppression engagea plusieurs villes de la Suisse & de l’Allemagne d’entrer ensemble en confédération pour leur défense mutuelle ; c’est par ce motif que Zurich, Ury & Schwitz conclurent une alliance étroite en 1251. Cependant cette union de villes ne se trouvant pas une barriere suffisante contre la violence de plusieurs seigneurs, la plûpart des villes libres de la Suisse, & entr’autres les trois cantons que je viens de nommer, se mirent sous la protection de Rodolphe de Habspourg, en se réservant leurs droits & leurs franchises.

Rodolphe étant devenu empereur, la noblesse accusa juridiquement les cantons de Schwitz, d’Ury & d’Underwald de s’être soustraits à leur domination féodale, & d’avoir démoli leurs châteaux. Rodolphe qui avoit autrefois combattu avec danger ces petits tyrans, jugea en faveur des citoyens.

Albert d’Autriche, au lieu de suivre les traces de son pere, se conduisit, dès qu’il fut sur le trône, d’une maniere entierement opposée. Il tâcha d’étendre sa puissance sur des pays qui ne lui appartenoient pas, & perdit par sa conduite violente, ce que son prédécesseur avoit acquis par la modération. Ce prince ayant une famille nombreuse, forma le projet de soumettre toute la Suisse à la maison d’Autriche, afin de l’ériger en principauté pour un de ses fils. Dans ce dessein, il nomma un certain Grisler bailli ou gouverneur d’Ury, & un nommé Landerberg, gouverneur de Schwitz & d’Underwald ; c’étoient deux hommes dévoués à ses volontés. Il leur prescrivit de lui soumettre ces trois cantons, ou par la corruption, ou par la force.

Ces deux gouverneurs n’ayant rien pu gagner par leurs artifices, employerent toutes sortes de violences, & exercerent tant d’horreurs & de traitemens barbares, que le peuple irrité n’obtenant aucune justice de l’empereur, & ne trouvant plus de salut que dans son courage, concerta les mesures propres à se délivrer de l’affreux esclavage sous lequel il gémissoit.

Il y avoit trois hommes de ces trois cantons dont chacun étoit le plus accrédité dans le sien, & qui pour cette raison furent les objets principaux de la persécution des gouverneurs ; ils s’appelloient Arnold Melchtal, du canton d’Underwald ; Werner Stauffacher, du canton de Schwitz ; & Walter Furst, de celui d’Ury. C’étoient de bons & d’honnêtes paysans ; mais la difficulté de prononcer des noms si respectables, a nui peut-être à leur célébrité.

Ces trois hommes naturellement courageux, également maltraités des gouverneurs, & unis tous trois par une longue amitié que leurs malheurs communs avoient affermie, tinrent des assemblées secretes, pour délibérer sur les moyens d’affranchir leur patrie, & pour attirer chacun dans leur parti, tous ceux de son canton, auxquels il pourroit se fier, & qu’il sauroit avoir assez de cœur pour contribuer à exécuter les résolutions qu’ils prendroient. Conformément à cette convention, ils engagerent chacun trois amis sûrs dans leur complot, & ces douze chefs devinrent les conducteurs de l’entreprise. Ils confirmerent leur alliance par serment, & résolurent de faire, le jour qu’ils fixerent, un soulevement général dans les trois cantons, de démolir les châteaux fortifiés, & de chasser du pays les deux gouverneurs avec leurs créatures.

Tous les historiens nous apprennent que cette conspiration acquit une force irrésistible par un évenement imprévu. Grisler, gouverneur d’Ury, s’avisa d’exercer un genre de barbarie également horrible & ridicule. Il fit planter sur le marché d’Altorff, capitale du canton d’Ury, une perche avec son chapeau, ordonnant sous peine de la vie, de saluer ce chapeau en se découvrant, & de plier le genou avec le même respect que si lui gouverneur eût été là en personne.

Un des conjurés, nommé Guillaume Tell, homme intrépide & incapable de bassesse, ne salua point le chapeau. Grisler le condamna à être pendu, & par un rafinement de tyrannie, il ne lui donna sa grace, qu’à condition que ce pere, qui passoit pour archer très-adroit, abattroit d’un coup de fleche, une pomme placée sur la tête de son fils. Le pere tira, & fut assez heureux ou assez adroit pour abattre la pomme, sans toucher la tête de son fils. Tout le peuple éclata de joie, & battit des mains d’une acclamation générale. Grisler appercevant une seconde fleche sous l’habit de Tell, lui en demanda la raison, & lui promit de lui pardonner, quelque dessein qu’il eût pu avoir. « Elle t’étoit destinée, lui répondit Tell, si j’avois blessé mon fils. » Cependant effrayé du danger qu’il avoit couru de tuer ce cher fils, il attendit le gouverneur dans un endroit où il devoit passer quelques jours après, & l’ayant apperçu, il le visa, lui perça le cœur de cette même fleche, & le laissa mort sur la place. Il informa sur le champ ses amis de son exploit, & se tint caché jusqu’au jour de l’exécution de leur projet.

Ce jour fixé au premier Janvier 1308, les mesures des confédérés se trouverent si bien prises, que dans le même tems les garnisons des trois châteaux furent arrêtées & chassées sans effusion de sang, les forteresses rasées, & par une modération incroyable dans un peuple irrité, les gouverneurs furent conduits simplement sur les frontieres & relâchés, après en avoir pris le serment qu’ils ne retourneroient jamais dans le pays. Ainsi quatre hommes privés des biens de la fortune & des avantages que donne la naissance, mais épris de l’amour de leur patrie, & animés d’une juste haine contre leurs tyrans, furent les immortels fondateurs de la liberté helvétique ! Les noms de ces grands hommes devroient être gravés sur une même médaille, avec ceux de Mons, des Doria & des Nassau.

L’empereur Albert informé de son désastre, résolut d’en tirer vengeance ; mais ses projets s’évanouirent par sa mort prématurée ; il fut tué à Konigsfeld par son neveu Jean, auquel il détenoit, contre toute justice, le duché de Souabe.

Sept ans après cette avanture qui donna le tems aux habitans de Schwitz, d’Ury & d’Underwald de pourvoir à leur sûreté, l’archiduc Léopold, héritier des états & des sentimens de son pere Albert, assembla une armée de vingt mille hommes, dans le des-