Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

& du sublime dans un discours plein d’esprit écrit en latin, il dit : Magnitudo absque sublimitate ; sublimitas sine magnitudine nunquam erit : illa quidem mater est, & pulchra, & nobilis, & generosa, sed matre pulchrâ, filia pulchrior.

Quant au sublime des sentimens, une comparaison peut illustrer mon idée. Un roi qui, par une magnificence bien entendue & sans faste, fait un noble usage de ses richesses, montre de la grandeur dans cette conduite. S’il étend cette magnificence sur les personnes de mérite, cela est encore plus grand. S’il choisit de répandre ses libéralités sur les gens de mérite malheureux, c’est un nouveau degré de grandeur & de vertu. Mais s’il porte la générosité jusqu’à se dépouiller quelquefois sans imprudence, jusqu’à ne se réserver que l’espérance comme Alexandre, ou jusqu’à regarder comme perdus tous les jours qu’il a passés sans faire du bien ; voilà des mouvemens sublimes qui me ravissent & me transportent, & qui sont les seuls dont l’expression puisse faire dans le discours le sublime des sentimens.

Cependant comme la différence du grand & du sublime est une matiere également agréable & importante à traiter, nous croyons devoir la rendre encore plus sensible par des exemples. Commençons par en citer qui ayent rapport au sublime des images, pour venir ensuite à ceux qui regardent le sublime des sentimens.

Longin cite pour sublimes ces vers d’Eurypide, où le soleil parle ainsi à Phaëton.

Prens garde qu’une ardeur trop funeste à ta vie,
Ne t’emporte au dessus de l’aride Libie.
Là, jamais d’aucune eau le sillon arrosé,
Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Aussi-tôt devant toi s’offriront sept étoiles ;
Dresse par-là ta course, & suis le droit chemin.
De ses chevaux aîlés, il bat les flancs agiles ;
Les coursiers du soleil à sa voix sont dociles,
Ils vont. Le char s’éloigne, & plus prompt qu’un éclair,
Pénetre en un moment les vastes champs de l’air.
Le pere cependant plein d’un trouble funeste,
Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,
Lui montre encor sa route, & du plus haut des cieux
Le suit autant qu’il peut de la voix & des yeux.
Va par-là, lui dit-il, reviens, détourne, arrête.

Ces vers sont pleins d’images, mais ils n’ont point ce tour extraordinaire qui fait le sublime : c’est un beau récit qui nous intéresse pour le Soleil & pour Phaëton ; on entre vivement dans l’inquiétude d’un pere qui craint pour la vie de son fils, mais l’ame n’est point transportée d’admiration. Voulez-vous du vrai sublime, j’en trouve dans le passage du Ps. cxiij. « La mer vit la puissance de l’Eternel, & elle s’enfuit. Il jette ses regards, & les nations sont dissipées ».

Donnons maintenant des exemples de sentimens grands & élevés, je les puise toujours dans Corneille.

Auguste délibere avec Cinna & avec Maxime, s’il doit quitter l’empire ou le garder. Cinna lui conseille ce dernier parti ; & après avoir dit à ce prince que de se défaire de sa puissance, ce seroit condamner toutes les actions de sa vie ; il ajoute :

On ne renonce point aux grandeurs légitimes,
On garde sans remors ce qu’on acquiert sans crime,
Et plus le bien qu’on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l’ose quitter, le juge mal acquis.
N’imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
A ces rares vertus qui vous ont fait monarque.
Vous l’êtes justement ; & c’est sans attentat

Que vous avez changé la forme de l’état ;
Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre,
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre.
Vos armes l’ont conquise ; & tous les conquérans ;
Pour être usurpateurs, ne sont pas des tyrans.
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement, ils s’en font justes princes,
C’est ce que fit César ; il vous faut aujourd’hui
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprème est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, & son trépas fut juste ;
Et vous devez aux dieux compte de tout le sang
Dont vous l’avez vengé pour monter à son rang.
N’en craignez point, seigneur, les tristes destinées,
Un plus puissant démon veille sur vos années.
On a dix fois sur vous attenté sans effet,
Et qui l’a voulu perdre, au même instant l’a fait.

D’un autre côté, Maxime qui est d’un avis contraire, parle ainsi à Auguste :

Rome est à vous, seigneur, l’empire est votre bien.
Chacun en liberté peut disposer du sien.
Il le peut, à son choix, garder ou s’en défaire ;
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire,
Et seriez devenu, pour avoit tout dompté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté.
Possédez-les, seigneur, sans qu’elles vous possedent,
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cedent,
Et faites hautement connoître enfin à tous,
Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance,
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital,
La libéralité vers le pays natal !
Il appelle remors l’amour de la patrie !
Par la haute vertu, la gloire est donc flétrie,
Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l’infamie est le prix ?
Je veux bien avouer qu’une action si belle
Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle.
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnoissance est au dessus du don ?
Suivez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire.
Votre gloire redouble à mépriser l’empire,
Et vous serez fameux chez la postérité,
Moins pour l’avoir acquis, que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à la grandeur suprème.
Mais pour y renoncer, il faut la vertu même,
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner.
Après un sceptre acquis, la douceur de regner.

On ne peut nier que ces deux discours ne soient remplis de noblesse, de grandeur & d’éloquence, mais il n’y a point de sublime. Les sentimens nobles qu’ils étalent ne sont que des réflexions de l’esprit, & non pas des mouvemens actuels du cœur, qui transportent l’ame avec l’émotion héroïque du sublime.

Cependant pour rendre encore plus sensible la différence du grand & du sublime, j’alléguerai deux exemples, où l’un & l’autre se trouvent ensemble dans le même discours. La même tragédie de Cinna me fournira le premier exemple, & celle de Sertorius le second.

Dans la tragédie de Cinna, Maxime, qui vouloit fuir le danger, ayant témoigné de l’amour à Emilie, qu’il tâche d’engager à fuir avec lui ; elle lui parle ainsi :

Quoi, tu m’oses aimer, & tu n’oses mourir !
Tu prétends un peu trop ; mais quoi que tu prétendes,
Rends-toi digne du-moins de ce que tu demandes.
Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m’offrir un cœur que tu fais voir si bas.
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite,