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semble ; enfin ce qui en augmente la beauté, c’est qu’on y trouve en petit toutes les perfections du discours rassemblées, la noblesse des mouvemens, beaucoup de délicatesse, de grandes images, de grands sentimens, des figures hardies & naturelles, une force de raisonnement : & ce qui est plus admirable encore, le cœur de Démosthene élevé au-dessus des méchans succès par une vertu égale à celle de ces grands hommes par lesquels il jure. Il n’y avoit que lui au monde qui pût oser, en présence des Athéniens, justifier par les combats même où ils avoient été victorieux, le dessein d’une guerre où ils avoient été defaits. Parlons à présent du sublime des sentimens.

Les sentimens sont sublimes quand fondés sur une vraie vertu, ils paroissent être presque au-dessus de la condition humaine, & qu’ils font voir, comme l’a dit Séneque, dans la foiblesse de l’humanité, la constance d’un Dieu ; l’univers tomberoit sur la tête du juste, son ame seroit tranquille dans le tems même de sa chute. L’idée de cette tranquillité, comparée avec le fracas du monde entier qui se brise, est une image sublime, & la tranquillité du juste est un sentiment sublime. Cette espece de sublime ne se trouve point dans l’ode, parce qu’il tient ordinairement à quelque action, & que dans l’ode il n’y a point d’action. C’est dans le poëme épique & dans le dramatique qu’il regne principalement. Corneille en est rempli.

Dans la Scene IV. du I. act. de Médée, cette princesse parlant à sa confidente, l’assure qu’elle saura bien venir à bout de ses ennemis, qu’elle compte même incessamment s’en venger ; Nérine sa confidente lui dit :

Perdez l’aveugle espoir dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi ;
Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?

A quoi répond Médée,

Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?Moi ;
Moi, dis-je, & c’est assez,

Que Médée eût répondu : mon art & mon courage ; cela seroit très-noble & touchant au grand ; qu’elle dise simplement, moi : voilà du grand ; mais ce n’est point encore du sublime. Ce monosillabe annonceroit de la maniere la plus vive & la plus rapide, jusqu’où va la grandeur du courage de Médée ; mais cette Médée est une méchante femme, dont on a pris soin de me faire connoître tous les crimes, & les moyens dont elle s’est servi pour les commettre. Je ne suis donc point étonné de son audace ; je la vois grande, & je m’attendois qu’elle le devoit être ; mais quand elle répete : moi, dis-je, & c’est assez ; ce n’est plus une réponse vive & rapide, fruit d’une passion aveugle & turbulente ; c’est une réponse vive, & pourtant de sang-froid ; c’est la réflexion, c’est le raisonnement d’une passion éclairée & tranquille dans sa violence : moi, je ne vois encore que Médée : moi, dis-je, je ne vois plus que son courage & la jouissance de son art ; ce qu’il a d’odieux a disparu ; je commence à devenir elle même, je réfléchis avec elle, & je conclus avec elle ; & c’est assez : voila le sublime ; c’est particulierement ce c’est assez, qui rend sublime toute la réponse. Je ne doute point un instant que Médée seule ne doive être supérieure à tous ses ennemis ; elle en triomphe actuellement dans ma pensée, & malgré moi, sans m’en appercevoir même, je partage avec elle le plaisir d’une vengeance assurée. C’est ce que le moi tout seul n’eût peut-être pas fait. Je sais que M. Despréaux, suivi par plusieurs critiques, semble faire consister le sublime de la réponse de Médée, dans le seul monosillabe moi ; mais j’ose être d’un avis contraire.

Vous trouverez un autre trait du sublime des sentimens dans la VI. scene du III. act. des Horaces. Une femme qui avoit assisté au combat des trois Horaces, contre les trois Curiaces, mais qui n’en avoit point vu la fin, vient annoncer au vieux Horace pere, que deux de ses fils avoient été tués, & que le troisieme se voyant hors d’état de résister contre trois, avoit pris la fuite ; le pere alors se montre outré de la lâcheté de son fils, sur quoi sa sœur qui étoit là présente, dit à son pere :

Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?

Il répond vivement :

Qu’il mourût.

Dans ces deux exemples, Médée & Horace sont tous deux agités de passion, & il est impossible qu’ils expriment ce qu’ils sentent, d’une façon plus pathétique. Le moi qu’emploie Médée, & à qui elle donne une nouvelle force, non-seulement en le répétant, mais en ajoutant ces deux mots, & c’est assez, peint au-delà de tout, la hauteur & la puissance de cette enchanteresse. Le sentiment qu’exprime Horace le pere, a la même sorte de beauté ; quand par bonheur un mot, un seul mot peint énergiquement un sentiment, nous somme ravis, parce qu’alors le sentiment a été peint avec la même vîtesse qu’il a été éprouvé ; & cela est si rare, qu’il faut nécessairement qu’on en soit surpris, en même tems qu’on en est charmé.

Ne doutons point encore que l’orgueil ne prête de la beauté aux deux traits de Corneille. Lorsque des gens animés se parlent, nous nous mettons machinalement à leur place : ainsi quand Nérine dit à Médée, contre tant d’ennemis, que vous reste-t-il ? nous sommes extasiés d’entendre ce moi superbe, & repété superbement. L’orgueil de Médée éleve le nôtre, nous luttons nous-mêmes, sans nous en appercevoir, contre le sort, & lui faisons face comme Médée. Le qu’il mourût du vieil Horace, nous enleve : car comme nous craignons extrêmement la mort, il est certain qu’en nous mettant à la place d’Horace, & nous trouvant pour un moment animés de la même grandeur que lui, nous ne saurions nous empêcher de nous énorgueillir tacitement d’un courage que nous n’avions pas le bonheur de connoître encore. Avouons donc que les impressions que font sur nous le sublime dont nous venons de parler, nous les devons en partie à notre orgueil, qui souvent est fort sot & fort ridicule.

Une épaisse obscurité avoit couvert tout-à-coup l’armée des Grecs, ensorte qu’il ne leur étoit pas possible de combattre ; Ajax qui mouroit d’envie de donner bataille, ne sachant plus quelle résolution prendre, s’écrie alors, en s’adressant à Jupiter :

Grand dieu, rens-nous le jour, & combas contre nous.

C’est ici assûrément le triomphe de l’orgueil dans un trait de sublime ; car en goûtant une rodomontade si gasconne, on est charmé de voir le maître des dieux défié par un simple mortel. Nés tous avec un fond de religion, il arrive que notre fond d’impiété se réveille chez nous avec une sorte de plaisir ; la raison vient ensuite condamner un pareil plaisir, mais selon sa coutume, elle vient trop tard.

Corneille me fournit encore un nouveau trait de sublime des sentimens, que je ne puis passer sous silence.

Suréna, général des armées d’Orode, roi des Parthes, avoit rendu des services si essentiels à son maître, s’étoit acquis une si grande réputation, que ce prince, pour s’assurer de sa fidélité, resoud de le prendre pour gendre. Suréna qui aimoit ailleurs, refuse la fille du roi, & sur ce refus le roi le fait assassi-