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nera lieu de faire, en la considérant dans le nouveau système.

L’irritabilité n’est autre chose que la mobilité ou contractilité dont il a été question au commencement de cet article, & que nous avons dit être une des deux actions comprises dans l’exercice de la sensibilité ; c’est toujours l’expression du sentiment ; mais une expression violente, attendu qu’elle est le produit de la sensibilité violemment irritée par des stimulus ; aussi est-elle quelquefois désignée sous le nom même de stimulus chez les Phisiologistes, ou sous celui de fibre motrice, &c. On ne sauroit douter qu’elle n’ait été connue de tous les tems : les plus anciens poëtes, à commencer par Homere (Voyez le VIII. livre de l’Odyssée), parlent en plusieurs endroits de leurs ouvrages, de chairs palpitantes, de membres à-demi animés, semi-animis artus… Elisi trepident sub dentibus artus, fait dire Ovide au géant Polyphème. Voyez les Métamorphoses. Or qui pourroit méconnoître la contractilité ou l’irritabilité moderne à cette palpitation, à ce tremblotement de chairs, sous des dents qui les déchirent ? Nous avons vu que de très-grands philosophes avoient même été jusqu’à expliquer la cause de cette palpitation par un reste de flâme sensitive ou de feu vital. Cicéron, d’après Cléanthes le stoïcien, l’avance positivement du cœur fraîchement arraché de la poitrine d’un animal. Voyez de natur. deor. lib. II. Pline dit encore à l’occasion des insectes, nihil intùs, nisi admodum paucis intestinum implicatum ; itaque divulsis præcipua vivacitas & partium palpitatio, quia quæcunque est ratio vitalis, illa non certis inest membris, sed toto in corpore. Natur. histor. lib. XI. Il est à présumer que l’usage des sacrifices avoit appris aux anciens tout ce qu’on peut raisonnablement savoir sur cette matiere. Le couteau égaré du victimaire en blessant quelque organe considérable, devoit souvent y produire des mouvemens extraordinaires qui n’échappoient sans doute point à des personnes si intéressées à les observer. Les philosophes & médecins de ces premiers tems avoient conçu, d’après ces phénomenes, les grandes idées qu’ils nous ont transmises sur le principe qui anime les corps : mais ils ne croyoient pas (leur philosophie étoit en ce point au niveau de leur ame, dont on ne cessera d’admirer l’élévation), ils ne croyoient pas qu’on dût employer le manuel des expériences à creuser plus avant dans les mysteres les plus profonds de la nature. Les Chinois chez qui les découvertes les plus nouvelles pour nous ont des dates si anciennes, observent dans l’acupuncture des regles & des précautions qui ne permettent pas de douter qu’ils n’ayent acquis depuis long-tems beaucoup de lumieres sur les effets de la sensibilité des parties ; il paroît même que les plus grandes vues de leur pratique s’y rapportent directement : « A la Chine on pique au ventre dans les suffocations de la matrice, dans les coliques, dans la dyssenterie, &c. On y pique une femme enceinte, lorsque le fœtus se mouvant avec trop de violence, avant que le tems de l’accouchement soit venu, cause à la mere des douleurs si excessives, qu’elle est en danger de sa vie : en ce cas, on y pique même le fœtus, afin qu’étant effrayé par cette ponction, il cesse de se remuer, &c. ». Willelmi, ten, Rhine, M. d’ trans-isalano da ventriensis mantissa schematica de acupunctura. Enfin, dans le dernier siecle, quelques modernes déterminés ou par une simple curiosité d’érudition, ou par des vues plus particulieres, se sont exercés à appliquer divers stimulans à différentes parties du corps, & ont approprié les phénomenes de cette irritation factice à des théories. Tel a été un Vanhelmont, dont les paroles à ce sujet méritent d’être rapportées : animadverti, dit-il, nimirùm sedulò contracturam in uno quoque propè modum dolore ; adeò ut oblato loedente occasionali, statim pars loeva velut per crampum contracta,

corrugataque dolorem manifestet suum. Voyez de lithiasi, cap. ix. p. 66. Tels ont été Harvée, voyez à l’article Secrétions, Swammerdam, Glisson, Peyer ; voyez Bohnius, Baglivi, & autres, dont il est fait mention dans les observations du docteur Robert Whitt, sur l’irritabilité, page 263.

Après tout ce que nous venons d’exposer, il est évident 1°. que l’irritabilité en ce qu’elle a de réel & d’essentiel, étoit connue des anciens ; 2°. qu’il faut dater de plus d’un siecle les premiers travaux qui ont concouru à la fondation de la méthode systématique qu’on nous présente aujourd’hui. Tout lecteur impartial en jugera sans doute de même, & il est bien étonnant que M. Tissot, d’ailleurs si louable par l’attachement qu’il témoigne pour le célebre M. de Haller, veuille nous persuader que c’est véritablement M. de Haller qui a découvert & mis dans tout son jour l’irritabilité, p. 11. du discours préliminaire à la traduction des mémoires sur l’irritabilité & la sensibilité.

Il paroit donc qu’on ne peut trouver à M. de Haller des droits sur l’irritabilité, que dans la partie systématique dont, à la vérité, il a excessivement étendu & défriché en beaucoup d’endroits, le terrein déja manié avec économie par Glisson & quelques autres. Si c’est-là une propriété que M. Tissot reclame en faveur de son illustre maître, nous convenons qu’on ne sauroit la lui refuser. Les limites respectives ainsi reglées, parcourons cette nouvelle édition, s’il est permis de le dire, du territoire systématique de l’irritabilité, que nous venons reconnoître appartenir à M. de Haller.

M. de Haller établit d’abord sa théorie sur un appareil effrayant de ses propres expériences & de celles de quelques-uns de ses disciples. Conduit, comme il l’annonce lui-même, par l’envie de contribuer à l’utilité du genre humain, il n’est point d’instrument de douleur, point de stimulus qu’il n’ait employé à varier les tourmens d’un nombre infini d’animaux qui ont été soumis à ses recherches, pour en arracher des preuves en faveur de la vérité. Il résulte des travaux de cet homme célebre une division des parties du corps en parties sensibles, insensibles, irritables, aïrritables, & en parties qu’on pourroit appeller mixtes, c’est-à-dire, qui sont tout-à-la-fois sensibles & irritables. Son traducteur, M. Tissot, a même porté ses soins pour la commodité du lecteur, jusqu’à dresser une table dans laquelle chaque partie du corps humain est rangée d’après l’une des propriétés énoncées dont on a fait autant de classes ; ainsi, par exemple, le cerveau, les nerfs, les muscles, &c. sont dans la classe des sensibles ; les membranes tant celles qui enveloppent les visceres, que celles des articulations, la dure-mere, les ligamens, le périoste, &c. dans la classe des insensibles ; le diaphragme, l’estomac, les intestins, &c. dans celle des irritables ; les nerfs, l’épiderme, les arteres, les veines, le tissu cellulaire dans les aïrritables ; enfin dans la classe des mixtes, on trouve un peu de tout, c’est-à-dire, les parties qui ont des nerfs, des fibres musculeuses, le cœur, le canal alimentaire, &c. Ce petit précis doit nous suffire pour découvrir manifestement les usurpations faites sur l’ame sensitive par l’irritabilité dont M. de Haller prétend faire un être absolument distinct & indépendant.

Nous ne pensons pas devoir employer de nouvelles raisons à réfuter le paradoxe de M. Haller : après celle que nous avons donné de l’indivisibilité de ces deux effets de l’ame sensible, il est assurément tout naturel de penser que les agens employés à irriter une partie, n’étant, par leur action, que cause occasionelle de sa mobilité, il faut nécessairement que cette action soit perçue ou sentie par la partie, & qui plus est, appropriée au sentiment de cette même partie ; & quelle autre puissance animale que la sensibilité pourra être le juge des corps sensibles appliqués