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ne trouver que l’erreur au lieu d’elle. Ils ont jugé du fond sur les apparences, décision précipitée qu’inspire notre paresse. Ils n’ont pas vu que ces axiomes n’étoient que des propositions très-vagues, très incertaines, que ces définitions étoient inexactes, bisarres & défectueuses, que leur chef alloit enfin au milieu des paralogismes où sa présomption & ses fantaisies le conduisoient.

Le premier point d’égarement, qui est la source de l’erreur, se trouve dans la définition que Spinosa donne de la substance. J’entends par la substance, dit-il, ce qui est en soi & est conçu par soi-même, c’est-à-dire, ce dont la conception n’a pas besoin de la conception d’une autre chose dont elle doive être formée. Cette définition est captieuse, car elle peut recevoir un sens vrai & faux : ou Spinosa définit la substance par rapport aux accidens, ou par rapport à l’existence ; or de quelque maniere qu’il la définisse, sa définition est fausse, ou du moins lui devient inutile. Car 1°. s’il définit la substance par rapport aux accidens, on pourra conclure de cette définition que la substance est un être qui subsiste par lui-même indépendamment d’un sujet d’inhésion. Or Spinosa ne peut faire servir une telle définition à démontrer qu’il n’y a dans le monde qu’une seule & unique substance. Il est évident que les arbres, les pierres, les anges, les hommes existent indépendamment d’un sujet d’inhérence. 2°. Si Spinosa définit la substance par rapport à l’existence, sa définition est encore fausse. Cette définition bien entendue, signifie que la substance est une chose, dont l’idée ne dépend point d’une autre idée, & qui ne suppose rien qui l’ait formée, mais renferme une existence nécessaire ; or cette définition est fausse, car ou Spinosa veut dire par ce langage mystérieux, que l’idée même de la substance, autrement l’essence & la définition de la substance, est indépendante de toute cause, ou bien que la substance existante subsiste tellement par elle-même qu’elle ne peut dépendre d’aucune cause. Le premier sens est trop ridicule, & d’ailleurs trop inutile à Spinosa, pour croire qu’il l’ait eu dans l’esprit ; car ce sens se reduiroit à dire, que la définition de la substance ne peut produire une autre définition de substance, ce qui est absurde & impertinent. Quelque peu conséquent que soit Spinosa, je ne croirai jamais qu’il emploie une telle définition de la substance, pour prouver qu’une substance n’en peut produire une autre, comme si cela étoit impossible ; sous prétexte qu’une définition de substance ne peut produire une autre définition de substance. Il faut donc que Spinosa, par sa définition entortillée de la substance, ait voulu dire que la substance existe tellement par elle-même, qu’elle ne peut dépendre d’aucune cause. Or c’est cette définition que tous les philosophes attaquent. Ils vous diront bien que la définition de la substance est simple & indivisible, sur-tout si on la considere par opposition au néant ; mais ils vous nieront qu’il n’y ait qu’une substance. Autre chose est de dire qu’il n’y a qu’une seule définition de substance, & autre chose, qu’il n’y a qu’une substance.

En mettant à-part les idées de métaphysique, & ces nom d’essence, d’existence, de substance, qui n’ont aucune distinction réelle entre elles, mais seulement dans les diverses conceptions de l’entendement ; il faudra, pour parler plus intelligiblement & plus humainement, dire, que puisqu’il y a deux sortes d’existences, l’une nécessaire, & l’autre contingente, il y a aussi de toute nécessité deux sortes de substances, l’une qui existe nécessairement, & qui est Dieu, & l’autre qui n’a qu’une existence empruntée de ce premier être, & de laquelle elle ne jouit que par sa vertu, qui sont les créatures. La définition de Spinosa ne vaut donc rien du tout ; elle confond ce qui doit être nécessairement distingué, l’essence, qu’il

nomme substance, avec l’existence. La définition qu’il apporte pour prouver qu’une substance n’en peut produire une autre, est aussi ridicule que ce raisonnement qu’on feroit pour prouver qu’un homme est un cercle : Par homme, j’entends une figure ronde ; or le cercle est une figure ronde, donc l’homme est un cercle. Car voici comme raisonne Spinosa : il me plaît d’entendre par substance ce qui n’a point de cause ; or ce qui est produit par un autre a une cause, donc une substance ne peut être produite par une autre substance.

La définition qu’il donne du fini & de l’infini n’est pas plus heureuse. Une chose est finie, selon lui, quand elle peut être terminée par une chose de la même nature. Ainsi un corps est dit fini, parce que nous en concevons un plus grand que lui ; ainsi la pensée est terminée par une autre pensée. Mais le corps n’est point terminé par la pensée, ainsi que la pensée ne l’est point par le corps. On peut supposer deux sujets différens, dont l’un ait une connoissance infinie d’un objet, & l’autre n’en ait qu’une connoissance finie. La connoissance infinie du premier ne donne point l’exclusion à la connoissance finie du second. De ce qu’un être connoît toutes les propriétés & tous les rapports d’une chose, ce n’est pas une raison, pour qu’un autre n’en puisse du-moins saisir quelques rapports & quelques propriétés. Mais, dira Spinosa, les degrés de connoissance qui se trouvent dans l’être fini, n’étant point ajoutés à cette connoissance que nous supposons infinie, elle ne peut pas l’être. Pour répondre à cette objection, qui n’est qu’une pure équivoque, je demande, si les degrés de la connoissance finie ne se trouvent pas dans la connoissance infinie, on ne sauroit le nier. Ce ne seroit pas à la vérité les mêmes degrés numériques, mais ce seront les mêmes spécifiquement, c’est-à-dire, qu’ils seront semblables. Or il n’en faut pas davantage pour la connoissance infinie. Quant aux degrés infinis dont elle est composée on ajouteroit encore tous les degrés qui se trouvent épars & désunis dans toutes les connoissances finies, elle n’en deviendroit pas plus parfaite ni plus étendue. Si j’avois précisément le même fonds de connoissances que vous sur quelqu’objet, en deviendrois-je plus habile & mes lumieres plus étendues, parce qu’on ajouteroit vos connoissances numériques à celles que je possede déja ? Vos connoissances étant absolument semblables aux miennes, cette répétition de la même science ne me rendroit pas plus savant. Donc une connoissance infinie n’exige point les degrés finis des autres connoissances ; donc une chose n’est pas précisément finie, parce qu’il existe d’autres êtres de la même nature.

Ses raisonnemens sur l’infini ne sont pas plus justes. Il appelle infini, ce dont on ne peut rien nier, & ce qui renferme en soi formellement toutes les réalités possibles. Si on lui passe cette définition, il est clair qu’il lui sera aisé de prouver qu’il n’y a dans le monde qu’une substance unique, & que cette substance est Dieu, & que toutes les choses sont les modes de cette substance. Mais comme il n’a pas prouvé cette définition, tout ce qu’il bâtit dessus, n’a qu’un fondement ruineux. Pour que Dieu soit infini, il n’est pas nécessaire qu’il renferme en lui toutes les réalités possibles qui sont finies & bornées, mais seulement les réalités & perfections possibles qui sont immenses & infinies : ou, si l’on veut, pour parler le langage ordinaire de l’école, qu’il renferme éminemment toutes les réalités & les perfections possibles ; c’est-à-dire, que toutes les perfections & réalités qui se rencontrent dans les individus de chaque être que Dieu peut former, se trouvent en lui dans un degré éminent & souverain : d’où il ne s’ensuit pas que la substance de Dieu renferme