Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/468

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de cette généralité, demandons-leur ce qu’ils pensent des miracles rapportés dans l’Ecriture. Ils en nieront absolument tout ce qu’ils n’en pourront pas attribuer à quelque tour de souplesse. Laissons-leur passer le front d’airain qu’il faut avoir pour s’inscrire en faux contre des faits de cette nature, attaquons-les par leurs principes. Ne dites-vous pas que la puissance de la nature est infinie ? & la seroit-elle s’il n’y avoit rien dans l’univers qui pût redonner la vie à un homme mort ? la seroit-elle s’il n’y avoit qu’un seul moyen de former des hommes, celui de la génération ordinaire ? Ne dites pas que la connoissance de la nature est infinie. Vous niez cet entendement divin, où, selon nous, la connoissance de tous les êtres possibles est réunie ; mais en dispersant la connoissance, vous ne niez point son infinité. Vous devez donc dire que la nature connoît toutes choses, à-peu-près comme nous disons que l’homme entend toutes les langues. Un seul homme ne les entend pas toutes, mais les uns entendent celle-ci & les autres celle-là. Pouvez vous nier que l’univers ne contienne rien qui connoisse la construction de notre corps ? Si cela étoit, vous tomberiez en contradiction, vous ne reconnoîtriez plus que la connoissance de Dieu fût partagée en une infinité de manieres : l’artifice de nos organes ne lui seroit point connu. Avouez donc, si vous voulez raisonner conséquemment, qu’il y a quelque modification qui le connoît ; avouez qu’il est très-possible à la nature de ressusciter un mort, & que votre maître confondoit lui-même ses idées, ignoroit les suites de son principe lorsqu’il disoit, que s’il eût pû se persuader la résurrection du Lazare, il auroit brisé en pieces tout son système, il auroit embrassé sans répugnance la foi ordinaire des Chrétiens. Cela suffit pour prouver à ces gens-là qu’ils démentent leurs hypotheses lorsqu’ils nient la possibilité des miracles, je veux dire, afin d’ôter toute équivoque, la possibilité des événemens racontés dans l’Ecriture.

Plusieurs personnes ont prétendu que M. Bayle n’avoit nullement compris la doctrine de Spinosa, ce qui doit paroître bien étrange d’un esprit aussi subtil & aussi pénétrant. M. Bayle a prouvé, mais aux dépens de ce système, qu’il l’avoit parfaitement compris. Il lui a porté de nouveaux coups que n’ont pu parer les spinosistes. Voici comme il raisonne. J’attribue à Spinosa d’avoir enseigné, 1°. qu’il n’y a qu’une substance dans l’univers ; 2°. que cette substance est Dieu ; 3°. que tous les êtres particuliers, le soleil, la lune, les plantes, les bêtes, les hommes, leurs mouvemens, leurs idées, leurs imaginations, leurs desirs, sont des modifications de Dieu. Je demande présentement aux spinosistes, votre maître a-t-il enseigné cela, ou ne l’a-t-il pas enseigné ? S’il l’a enseigné, on ne peut point dire que mes objections aient le défaut qu’on nomme ignoratio elenchi, ignorance de l’état de la question. Car elles supposent que telle a été sa doctrine, & ne l’attaquent que sur ce pié-là. Je suis donc hors d’affaire, & l’on se trompe toutes les fois que l’on débite que j’ai refuté ce que je n’ai pas compris. Si vous dites que Spinosa n’a point enseigné les trois doctrines ci-dessus articulées, je vous demande, pourquoi donc s’exprimoit-il comme ceux qui auroient eu la plus forte passion de persuader au lecteur qu’ils enseignoient ces trois choses ? Est-il beau & louable de se servir du style commun, sans attacher aux paroles les mêmes idées que les autres hommes, & sans avertir du sens nouveau auquel on les prend ? Mais pour discuter un peu ceci, cherchons où peut être la méprise. Ce n’est pas à l’égard du mot substance que je me serois abusé, car je n’ai point combattu le sentiment de Spinosa sur ce point-là, je lui ai laissé passer ce qu’il suppose que pour mériter le nom de substance il faut être indépendant de toute cause, ou exister par soi-même éternellement nécessairement. Je ne pense pas que j’aie

pû m’abuser en lui imputant de dire, qu’il n’y a que Dieu qui ait la nature de substance. S’il y avoit donc de l’abus dans mes objections, il consisteroit uniquement en ce que j’aurois entendu par modalités, modifications, modes, ce que Spinosa n’a point voulu signifier par ces mots-là, mais encore un coup, si je m’y étois abusé, ce seroit sa faute. J’ai pris ces termes comme on les a toujours entendus. La doctrine générale des philosophes est que l’idée d’être contient sous soi immédiatement deux especes, la substance & l’accident, & que la substance subsiste par elle-même, ens per se subsistens, & que l’accident subsiste dans un autre, ens in alio. Or subsister par soi, dans leurs idées, c’est ne dépendre que de quelque sujet d’inhésion ; & comme cela convient, selon eux, à la matiere, aux anges, à l’ame de l’homme, ils admettent deux sortes de substances, l’une incréée, l’autre créée, & ils subdivisent en deux especes la substance créée ; l’une de ces deux especes est la matiere, l’autre est notre ame. Pour ce qui regarde l’accident, il dépend si essentiellement de son sujet d’inhésion, qu’il ne sauroit subsister sans lui ; c’est son caractere spécifique. Descartes l’a toujours ainsi entendu. Or puisque Spinosa avoit été grand cartésien, la raison veut que l’on croie qu’il a donné à ces termes là le même sens que Descartes. Si cela est, il n’entend par modification de substance qu’une façon d’être qui a la même relation à la substance, par la figure, le mouvement, le repos, la situation à la matiere, &c. que la douleur, l’affirmation, l’amour, &c. à l’ame de l’homme : car voilà ce que les cartésiens appellent modes. Mais en supposant une fois que la substance est ce qui existe de soi, indépendamment de toute cause efficiente, il n’a pas dû dire que la matiere, ni que les hommes fussent des substances ; & puisque, selon la doctrine commune, il ne divisoit l’être qu’en deux especes, savoir en substance & en modification de substance, il a dû dire que la matiere, & que l’ame des hommes n’étoient que des modifications de substance, qu’il n’y a qu’une seule substance dans l’univers, & que cette substance est Dieu. Il ne sera plus question que de savoir s’il subdivise en deux especes la modification de substance. En cas qu’il se serve de cette subdivision, & qu’il veuille que l’une de ces deux especes soient ce que les cartésiens & les autres philosophes chrétiens nomment substance créée, & que l’autre espece soit ce qu’ils nomment accident ou mode, il n’y aura plus qu’une dispute de mot entre lui & eux, & il sera très-aisé de ramener à l’orthodoxie tout son système, & de faire évanouir toute sa secte ; car on ne veut être spinosiste qu’à cause qu’on croit qu’il a renversé de fond en comble le système des Chrétiens & l’existence d’un Dieu immatériel & gouvernant toutes choses avec une souveraine liberté. D’où nous pouvons conclure en passant, que les spinosistes & leurs adversaires s’accordent parfaitement bien dans le sens du mot modification de substance. Ils croient les uns les autres que Spinosa ne s’en est servi que pour désigner un être qui a la même nature que ce que les Cartésiens appellent mode, & qu’il n’a jamais entendu par ce mot-là un être qui eût les propriétés ou la nature de ce que nous appellons substance créée.

Si l’on veut toucher la question au vif, voici comme on doit raisonner avec un spinosiste. Le vrai & le propre caractere de la modification convient-il à la matiere par rapport à Dieu, ou ne lui convient-il point ? Avant de me répondre, attendez que je vous explique par des exemples ce que c’est que le caractere propre de la modification. C’est d’être dans un sujet de la maniere que le mouvement est dans le corps & la pensée dans l’ame de l’homme. Il ne suffit pas pour être une modification de la substance divine, de subsister dans l’immensité de Dieu, d’en être