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idée de Dieu, selon laquelle il est une nature vivante, heureuse, incorruptible, parfaite dans la félicité, & nullement susceptible de maux. C’étoit sans doute une extravagance qui tenoit de la folie, que de ne pas réunir dans sa nature divine l’immortalité & le bonheur. Plutarque réfute très-bien cette absurdité des Stoïques : mais quelque folle que fût cette rêverie des Stoïciens, elle n’ôtoit point aux dieux leur bonheur pendant la vie. Les Spinosistes sont peut-être les seuls qui aient réduit la divinité à la misere. Or, quelle misere ? Quelquefois si grande, qu’il se jette dans le desespoir, & qu’il s’anéantiroit s’il le pouvoit ; il y tâche, il s’ôte tout ce qu’il peut s’ôter ; il se pend, il se précipite ne pouvant plus supporter la tristesse affreuse qui le dévore. Ce ne sont point ici des déclamations, c’est un langage exact & philosophique ; car si l’homme n’est qu’une modification, il ne fait rien : ce seroit une phrase impertinente, boufonne, burlesque que de dire, la joie est gaie, la tristesse est triste. C’est une semblable phrase dans le système de Spinosa que d’affirmer, l’homme pense, l’homme s’afflige, l’homme se pend, &c. Toutes ces propositions doivent être dites de la substance dont l’homme n’est que le mode. Comment a t-on pu s’imaginer qu’une nature indépendante qui existe par elle-même & qui possede des perfections infinies, soit sujette à tous les malheurs du genre humain ? Si quelqu’autre nature la contraignoit à se donner du chagrin, à sentir de la douleur, on ne trouveroit pas si étrange qu’elle employât son activité à se rendre malheureuse ; on diroit, il faut bien qu’elle obéisse à une force majeure : c’est apparemment pour éviter un plus grand mal, qu’elle se donne la gravelle, la colique, la fievre chaude, la rage. Mais elle est seule dans l’univers, rien ne lui commande, rien ne l’exhorte, rien ne la prie. C’est sa propre nature, dit Spinosa, qui la porte à se donner elle-même en certaines circonstances un grand chagrin, & une douleur très-vive. Mais, lui répondrai-je, ne trouvez-vous pas quelque chose de monstrueux & d’inconcevable dans une telle fatalité ?

Les raisons très-fortes qui combattent la doctrine que nos ames sont une portion de Dieu, ont encore plus de solidité contre Spinosa. On objecte à Pythagoras dans un ouvrage de Cicéron, qu’il résulte de cette doctrine trois faussetés évidentes ; 1°. que la nature divine seroit déchirée en pieces ; 2°. qu’elle seroit malheureuse autant de fois que les hommes ; 3°. que l’esprit humain n’ignoreroit aucune chose, puisqu’il seroit Dieu.

6°. Je voudrois savoir à qui il en veut, quand il rejette certaines doctrines, & qu’il en propose d’autres. Veut-il apprendre des vérités ? Veut-il réfuter des erreurs ? Mais est-il en droit de dire qu’il y a des erreurs ? Les pensées des philosophes ordinaires, celles des juifs, celles des chrétiens ne sont-elles pas des modes de l’être infini, aussi-bien que celles de son éthique ? Ne sont-elles pas des réalités aussi nécessaires à la perfection de l’univers que toutes les spéculations ? N’émanent-elles pas de la cause nécessaire ? Comment donc ose-t-il prétendre qu’il y a là quelque chose à rectifier ? En second lieu, ne prétend-il pas que la nature dont elles sont les modalités, agit nécessairement, qu’elle va toujours son grand chemin, qu’elle ne peut ni se détourner, ni s’arrêter, ni qu’étant unique dans l’univers, aucune cause extérieure ne l’arrêtera jamais, ni le redressera ? Il n’y a donc rien de plus inutile que les leçons de ce philosophe ? C’est bien à lui qui n’est qu’une modification de substance à prescrire à l’Etre infini, ce qu’il faut faire. Cet être l’entendra-t-il ? Et s’il l’entendoit, pourroit-il en profiter ? N’agit-il pas toujours selon toute l’étendue de ses forces, sans savoir ni où il va, ni ce qu’il fait ? Un homme, comme

Spinosa, se tiendroit en repos, s’il raisonnoit bien. S’il est possible qu’un tel dogme s’établisse, diroit-il, la nécessité de la nature l’établira sans mon ouvrage ; s’il n’est pas possible, tous mes écrits n’y feront rien.

Le système de Spinosa choque si visiblement la raison, que ses plus grands admirateurs reconnoissent que s’il avoit enseigné les dogmes dont on l’accuse, il seroit digne d’exécration ; mais ils prétendent qu’on ne l’a pas entendu. Leurs apologies, loin de le disculper, font voir clairement que les adversaires de Spinosa l’ont tellement confondu & abysmé, qu’il ne leur reste d’autre moyen de leur répliquer que celui dont les Jansénistes se sont servis contre les Jésuites, qui est de dire que son sentiment n’est pas tel qu’on le suppose : voilà à quoi se réduisent ses apologistes. Afin donc qu’on voie que personne ne sauroit disputer à ses adversaires l’honneur du triomphe, il suffit de considérer qu’il a enseigné effectivement ce qu’on lui impute, & qu’il s’est contredit grossierement & n’a su ce qu’il vouloit. On lui fait un crime d’avoir dit que tous les êtres particuliers sont des modifications de Dieu. Il est manifeste que c’est sa doctrine, puisque sa proposition 14e est celle-ci, præter Deum nulla dari neque concipi potest substantia, & qu’il assûre dans la 15e, quidquid est, in Deo est, & nihil sine Deo neque esse neque concipi potest. Ce qu’il prouve par la raison que tout est mode ou substance, & que les modes ne peuvent exister ni être conçus sans la substance. Quand donc un apologiste de Spinosa parle de cette maniere, s’il étoit vrai que Spinosa eût enseigné que tous les êtres particuliers sont des modes de la substance divine, la victoire de ses adversaires seroit complette, & je ne voudrois pas la leur contester, je ne leur conteste que le fait, je ne crois pas que la doctrine qu’ils ont réfutée soit dans son livre. Quand, dis-je, un apologiste parle de la sorte, que lui manque-t-il ? qu’un aveu formel de la défaite de son héros ; car evidemment le dogme en question est dans la morale de Spinosa.

Il ne faut pas oublier que cet impie n’a point méconnu les dépendances inévitables de son système, car il s’est moqué de l’apparition des esprits, & il n’y a point de philosophie qui ait moins droit de la nier : il doit reconnoître que tout pense dans la nature, & que l’homme n’est point la plus éclairée & la plus intelligente modification de l’univers : il doit donc admettre des démons. Quand on suppose qu’un esprit souverainement parfait a tiré les créatures du sein du néant, sans y être déterminé par sa nature, mais par un choix libre de son bon plaisir, on peut nier qu’il y ait des anges. Si vous demandez pourquoi un tel créateur n’a point produit d’autres esprits que l’ame de l’homme, on vous répondra, tel a été son bon plaisir, stat pro ratione voluntas : vous ne pourrez opposer rien de raisonnable à cette réponse, à-moins que vous ne prouviez le fait, c’est-à-dire qu’il y a des anges. Mais quand on suppose que le Créateur n’a point agi librement, & qu’il a épuisé sans choix ni regle toute l’étendue de sa puissance, & que d’ailleurs la pensée est l’un de ses attributs, on est ridicule si l’on soutient qu’il n’y a pas des démons. On doit croire que la pensée du Créateur s’est modifiée non-seulement dans le corps des hommes, mais aussi par tout l’univers, & qu’outre les animaux que nous connoissons, il y en a une infinité que nous ne connoissons pas, & qui nous surpassent en lumieres & en malice, autant que nous surpassons, à cet égard, les chiens & les bœufs. Car ce seroit la chose du monde la moins raisonnable que d’aller s’imaginer que l’esprit de l’homme est la modification la plus parfaite qu’un Etre infini, agissant selon toute l’étendue de ses forces, a pu produire. Nous ne concevons nulle liaison naturelle entre l’entendement & le cer-