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propre cause : tant il est vrai que ceux qui censurent le plus dédaigneusement les pensées des autres, sont fort indulgens envers eux-mêmes. Il se moquoit sans doute du mystère de la Trinité, & il admiroit qu’une infinité de gens osassent parler d’une nature formée de trois hypostases, lui, qui à proprement parler, donne à la nature divine autant de personnes qu’il y a de gens sur la terre ; il regardoit comme des fous ceux qui admettant la transubstantiation, disent qu’un homme peut être tout-à-la-fois en plusieurs lieux, vivre à Paris, être mort à Rome, &c. lui qui soutient que la substance étendue, unique, & indivisible, est tout-à-la-fois par-tout, ici froide, ailleurs chaude, ici triste, ailleurs gaie, &c.

S’il y a quelque chose de certain & d’incontestable dans les connoissances humaines, c’est cette proposition-ci : on ne peut affirmer véritablement d’un même sujet, aux mêmes égards, & en même tems, deux termes qui sont opposés ; par exemple, on ne peut pas dire sans mentir, Pierre se porte bien, Pierre est fort malade. Les spinosistes ruinent cette idée, & la justifient de telle sorte, qu’on ne sait plus où ils pourront prendre le caractere de la vérité : car si de telles propositions étoient fausses, il n’y en a point qu’on pût garantir pour vraies. Montrons que cet axiome est très-faux dans leur système, & posons d’abord pour maxime incontestable que tous les titres que l’on donne à ce sujet, pour signifier ou tout ce qu’il fait, ou tout ce qu’il souffre, conviennent proprement & physiquement à la substance, & non pas à ses accidens. Quand nous disons le fer est dur, le fer est pesant, il s’enfonce dans l’eau ; nous ne prétendons point dire que sa dureté est dure, que sa pesanteur est pesante, &c. ce langage seroit très-impertinent ; nous voulons dire que la substance étendue qui le compose, résiste, qu’elle pese, qu’elle descend sous l’eau. De même quand nous disons qu’un homme nie, affirme, se fâche, caresse, loue, &c. nous faisons tomber tous ces attributs sur la substance même de son ame, & non pas sur ses pensées, entant qu’elles sont des accidens ou des modifications. S’il étoit donc vrai, comme le prétend Spinosa, que les hommes fussent des modalités de Dieu, on parleroit faussement quand on diroit, Pierre nie ceci, il veut ceci, il veut cela, il affirme une telle chose : car réellement, selon ce système, c’est Dieu qui nie, qui veut, qui affirme, & par conséquent toutes les dénominations qui résultent de toutes les pensées des hommes, tombent proprement & physiquement sur la substance de Dieu : d’où il s’ensuit que Dieu hait & aime, nie & affirme les mêmes choses, en même tems, & selon toutes les conditions requises, pour faire que la regle que nous avons rapportée touchant les termes opposés, soit fausse : car on ne sauroit nier que selon toutes ces conditions prises en toute rigueur, certains hommes n’aiment & n’affirment, ce que d’autres hommes haïssent & nient. Passons plus avant : les termes contradictoires vouloir, & ne vouloir pas, conviennent, selon toutes ces conditions, en même tems, à différens hommes ; il faut donc que dans le système de Spinosa, ils conviennent à cette substance unique & indivisible qu’on nomme Dieu. C’est donc Dieu qui forme en même tems l’acte de vouloir, & qui ne le forme pas à l’égard d’un même objet. On vérifie donc de lui deux termes contradictoires, ce qui est le renversement des premiers principes de la métaphysique : un cercle quarré n’est pas plus une contradiction, qu’une substance qui aime & hait en même tems le même objet : voilà ce que c’est que la fausse délicatesse. Notre homme ne pouvoit souffrir les moindres obscurités, ni du péripatétisme, ni du judaïsme, ni du christianisme, & il embrassoit de tout son cœur une hypothèse qui allie ensemble deux termes aussi opposés que la figure quarrée & la cir-

culaire, & qui fait qu’une infinité d’attributs discordans & incompatibles, & toute la varieté & l’antipathie des pensées du genre humain se certifient tout-à-la-fois, d’une seule & même substance très-simple & indivisible. On dit ordinairement, quot capita, tot sensus ; mais selon Spinosa, tous les sentimens de tous les hommes sont dans une seule tête. Rapporter simplement de telles choses, c’est les réfuter.

4°. Mais si c’est physiquement parlant, une absurdité prodigieuse, qu’un sujet simple & unique soit modifié en même-tems par les pensées de tous les hommes, c’est une abomination exécrable quand on considere ceci du côté de la morale.

Quoi donc ! l’être infini, l’être nécessaire, souverainement parfait, ne sera point ferme, constant, & immuable ? que dis-je, immuable ? il ne sera pas un moment le même ; ses pensées se succéderont les unes aux autres, sans fin & sans cesse ; la même bigarrure de passions & de sentimens ne se verra pas deux fois : celà est dur à digérer. Voici bien pis : cette mobilité continuelle gardera beaucoup d’uniformités en ce sens, que toujours pour une bonne pensée, l’être infini en aura mille de sortes, d’extravagantes, d’impures, d’abominables ; il produira en lui-même toutes les folies, toutes les réveries, toutes les saletés, toutes les iniquités du genre humain ; il en sera non-seulement la cause efficiente, mais aussi le sujet passif ; il se joindra avec elles par l’union la plus intime que l’on puisse concevoir : car c’est une union pénétrable, ou plutôt c’est une vraie identité, puisque le mode n’est point distinct réellement de la substance modifiée. Plusieurs grands philosophes ne pouvant comprendre qu’il soit compatible avec l’être souverainement bon, de souffrir que l’homme soit si méchant & si malheureux, ont supposé deux principes, l’un bon, & l’autre mauvais : & voici un philosophe qui trouve bon que Dieu soit bien lui-même & l’agent & le patient de tous les crimes, & de toutes les miseres de l’homme. Que les hommes se haïssent les uns les autres, qu’ils s’entr’assassinent au coin d’un bois, qu’ils s’assemblent en corps d’armée pour s’entretuer, que les vainqueurs mangent quelquefois les vaincus : cela se comprend, parce qu’ils sont distincts les uns des autres ; mais que les hommes, n’étant que la modification du même être, n’y ayant par conséquent que Dieu qui agisse, & le même Dieu en nombre, qui se modifie en turc, en se modifiant en hongrois, il y ait des guerres & des batailles ; c’est ce qui surpasse tous les monstres & tous les déreglemens chimériques des plus folles têtes qu’on ait jamais enfermées dans les petites-maisons. Ainsi dans le système de Spinosa, tous ceux qui disent, les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal & faussement, à moins qu’ils n’entendent, Dieu modifié en Allemand, a tué Dieu modifié en dix mille Turcs ; & ainsi toutes les phrases par lesquelles on exprime ce que font les hommes les uns contre les autres, n’ont point d’autre sens véritable que celui-ci, Dieu se hait lui-même, il se demande des graces à lui-même, & se les refuse, il se persécute, il se tue, il se mange, il se calomnie, il s’envoie sur l’échafaut. Cela seroit moins inconcevable, si Spinosa s’étoit représenté Dieu comme un assemblage de plusieurs parties distinctes ; mais il l’a réduit à la plus parfaite simplicité, à l’unité de substance, à l’indivisibilité. Il débite donc les plus infâmes & les plus furieuses extravagances, & infiniment plus ridicules que celles des poëtes touchant les dieux du paganisme.

5°. Encore deux objections. Il y a eu des philosophes assez impies pour nier qu’il y eût un Dieu, mais ils n’ont point poussé leur extravagance jusqu’à dire, que s’il existoit, il ne seroit point une nature parfaitement heureuse. Les plus grands Sceptiques de l’antiquité ont dit que tous les hommes ont une