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Le cinquieme fait juger d’une chose par ce qui ne lui convient que par accident. Ce sophisme est appellé fallacia accidentis. Il consiste à tirer une conclusion absolue, simple & sans restriction de ce qui n’est vrai que par accident : c’est ce que font tant de gens qui déclament contre l’antimoine, parce qu’étant mal appliqué, il produit de mauvais effets ; & d’autres qui attribuent à l’éloquence tous les mauvais effets qu’elle produit, quand on en abuse ; ou à la Médecine les fautes de quelques ignorans.

On tombe aussi souvent dans ce mauvais raisonnement, quand on prend les simples occasions pour les véritables causes ; comme qui accuseroit la religion chrétienne d’avoir été la cause du massacre d’une infinité de personnes, qui ont mieux aimé souffrir la mort que de renoncer Jesus-Christ ; au lieu que ce n’est ni à la religion chrétienne, ni à la constance des martyrs qu’on doit attribuer ces meurtres, mais à la seule injustice & à la seule cruauté des payens.

On voit aussi un exemple considérable de ce sophisme dans le raisonnement ridicule des Epicuriens, qui concluoient que les dieux devoient avoir une forme humaine, parce que dans toutes les choses humaines, il n’y avoit que l’homme qui fût doué de la raison. « Les dieux, disoient ils, sont très heureux : nul ne peut être heureux sans la vertu : il n’y a point de vertu sans la raison, & la raison ne se trouve nulle part ailleurs qu’en ce qui a la forme humaine : il faut donc avouer que les dieux sont en forme humaine. » Voilà qui n’est pas bien conclu. En vérité ce que M. de Fontenelle a dit des anciens, savoir qu’ils ne sont pas sujets, sur quelque matiere que ce soit, à raisonner dans la derniere perfection, n’est point exagéré. « Souvent, dit cet auteur ingénieux, de foibles convenances, de petites similitudes, des jeux d’esprit peu solides, des discours vagues & confus passent chez eux pour des preuves ; aussi rien ne leur coute à prouver ; mais ce qu’un ancien démontroit en se jouant, donneroit à l’heure qu’il est, bien de la peine à un pauvre moderne ; car de quelle rigueur n’est-on pas sur les raisonnemens ? On veut qu’ils soient intelligibles, on veut qu’ils soient justes, on veut qu’ils concluent. On aura la malignité de démêler la moindre équivoque ou d’idées ou de mots ; on aura la dureté de condamner la chose du monde la plus ingénieuse, si elle ne va pas au fait. Avant M. Descartes on raisonnoit plus commodément ; les siecles passés sont bien heureux de n’avoir pas eu cet homme-là. »

Le sixieme passe du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé ; l’un de ces sophismes s’appelle fallacia compositionis, & l’autre fallacia divisionis. J. C. dit dans l’Evangile, en parlant de ses miracles : les aveugles voient, les boiteux marchent droit, les sourds entendent. Il est évident que cela ne peut être vrai, qu’en prenant ces choses séparément, c’est-à-dire dans le sens divisé. Car les aveugles ne voyoient pas demeurant aveugles, & les sourds n’entendoient pas demeurant sourds. C’est aussi dans le même sens qu’il est dit dans les Ecritures, que Dieu justifie les impies ; car cela ne veut pas dire qu’il tient pour justes ceux qui sont encore impies, mais bien qu’il rend justes, par sa grace, ceux qui étoient impies.

Il y a au contraire, des propositions qui ne sont vraies qu’en un sens opposé à celui-là, qui est le sens divisé. Comme quand S. Paul dit : que les médisans, les fornicateurs, les avares n’entreront point dans le royaume des cieux, car cela ne veut pas dire que nul de ceux qui auront eu ces vices ne seront sauvés, mais seulement que ceux qui y demeureront attachés ne le seront pas.

Le septieme passe de ce qui est vrai à quelque

égard, à ce qui est vrai simplement ; c’est ce qu’on appelle dans l’école, à dicto secundùm quid, ad dictum simpliciter. En voici des exemples. Les Epicuriens prouvoient encore que les dieux devoient avoir la forme humaine, parce qu’il n’y en a point de plus belle que celle-là, & que tout ce qui est beau doit être en dieu. C’étoit fort mal raisonner ; car la forme humaine n’est point absolument une beauté, mais seulement au regard des corps ; & ainsi n’étant une perfection qu’à quelque égard & non simplement, il ne s’ensuit point qu’elle doive être en dieu, parce que toutes les perfections sont en dieu.

Nous voyons aussi dans Cicéron, au III. livre de la nature des dieux, un argument ridicule de Cotta contre l’existence de Dieu, qui a le même défaut. « Comment, dit-il, pouvons-nous concevoir Dieu, ne lui pouvant attribuer aucune vertu ? Car, dirons-nous qu’il a de la prudence, mais la prudence consistant dans le choix des biens & des maux, quel besoin peut avoir Dieu de ce choix, n’étant capable d’aucun mal ? Dirons-nous qu’il a de l’intelligence & de la raison, mais la raison & l’intelligence nous servent à nous, à découvrir ce qui nous est inconnu par ce qui nous est connu ; or il ne peut y avoir rien d’inconnu à Dieu ? La justice ne peut aussi être en Dieu, puisqu’elle ne regarde que la société des hommes ; ni la tempérance, parce qu’il n’a point de voluptés à modérer ; ni la force, parce qu’il n’est susceptible ni de douleur ni de travail, & qu’il n’est exposé à aucun péril. Comment donc pourroit être Dieu, ce qui n’auroit ni intelligence ni vertu » ? Ce qu’il y a de merveilleux dans ce beau raisonnement, c’est que Cotta ne conclud qu’il n’y a point de vertu en Dieu, que parce que l’imperfection qui se trouve dans la vertu humaine n’est pas en Dieu. De sorte que ce lui est une preuve que Dieu n’a point d’intelligence, parce que rien ne lui est caché ; c’est-à-dire qu’il ne voit rien, parce qu’il voit tout, qu’il ne peut rien, parce qu’il peut tout ; qu’il ne jouit d’aucun bien, parce qu’il possede tous les biens.

Le huitieme enfin, se réduit à abuser de l’ambiguité des mots ; ce qui se peut faire en diverses manieres. On peut rapporter à cette espece de sophisme, tous les syllogismes qui sont vicieux, parce qu’il s’y trouve quatre termes, soit parce que le moyen terme y est pris deux fois particulierement, ou parce qu’il est susceptible de divers sens dans les deux prémisses ; ou enfin parce que les termes de la conclusion ne sont pas pris de la même maniere dans les prémisses que dans la conclusion. Car nous ne restraignons pas le mot d’ambiguité, aux seuls mots qui sont grossierement équivoques, ce qui ne trompe presque jamais ; mais nous comprenons par-là tout ce qui peut faire changer du sens à un mot, par une altération imperceptible d’idées, parce que diverses choses étant signifiées par le même son, on les prend pour la même chose.

Ainsi quand vous entendrez le sophisme suivant :

Les apôtres étoient douze,
Judas étoit apôtre ;
Donc Judas étoit douze.

le sophiste aura beau dire que l’argument est en forme ; pour le confondre, sans nulle discussion ni embarras, démêlez simplement l’équivoque du mot les apôtres. Ce mot les apôtres signifie dans le syllogisme en question, les apôtres en tant que pris tous ensemble & faisant le nombre de douze. Or dans cette signification, comment dire dans la mineure, or Judas étoit apôtre ? Judas étoit-il apôtre en tant que les apôtres sont pris tous ensemble au nombre de douze ?

Citons encore pour exemple ce sophisme burlesque.