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mons ; lorsqu’il avoit fini une page, il la relisoit tout-haut d’un bout à l’autre (si l’on peut appeller relire, cette action faite sans le secours des yeux) ; si quelque chose alors lui déplaisoit, il le retranchoit, & écrivoit par-dessus, les corrections, avec beaucoup de justesse. J’ai vu le commencement d’un des sermons qu’il avoit écrit en dormant, il m’a paru assez bien fait, & correctement écrit : mais il y avoit une correction qui étoit surprenante ; ayant mis dans un endroit ce divin enfant, il crut en la relisant, devoir substituer le mot adorable à divin ; pour cela il effaça ce dernier mot, & plaça exactement le premier par-dessus ; après cela il vit que le ce, bien placé devant divin, ne pouvoit aller avec adorable, il ajouta donc fort adroitement un t à côté des lettres précédentes, de façon qu’on lisoit cet adorable enfant. La même personne, témoin occulaire de ces faits, pour s’assurer si le somnambule ne faisoit alors aucun usage de ses yeux, mit un carton sous son menton, de façon à lui dérober la vue du papier qui étoit sur la table ; mais il continua à écrire sans s’en appercevoir ; voulant ensuite connoître à quoi il jugeoit de la présence des objets qui étoient sous ses yeux, il lui ota le papier sur lequel il écrivoit, & en substitua plusieurs autres à différentes reprises, mais il s’en apperçut toujours, parce qu’ils étoient d’une inégale grandeur : car quand on trouva un papier parfaitement semblable, il le prit pour le sien, & écrivit les corrections aux endroits correspondans à celui qu’on lui avoit ôté ; c’est par ce stratagème ingénieux, qu’on est venu à bout de ramasser quelques-uns de ses écrits nocturnes. M. l’archevêque de Bordeaux a eu la bonté de me les communiquer ; ce que j’ai vu de plus étonnant, c’est de la musique faite assez exactement ; une canne lui servoit de regle, il traçoit, avec elle, à distance égale, les cinq lignes nécessaires, mettoit à leur place, la clé, les bémols, les diésis, ensuite marquoit les notes qu’il faisoit d’abord toutes blanches, & quand il avoit fini, il rendoit noires celles qui devoient l’être. Les paroles étoient écrites au-dessous. Il lui arriva une fois de les écrire en trop gros caracteres, de façon qu’elles n’étoient pas placées directement sous leur note correspondante ; il ne tarda pas à s’appercevoir de son erreur, & pour la reparer, il effaça ce qu’il venoit de faire, en passant la main par-dessus, & refit plus bas cette ligne de musique, avec toute la précision possible.

Autre singularité dans un autre genre, qui n’est pas moins remarquable ; il s’imagina, une nuit au milieu de l’hiver, se promener au bord d’une riviere, & d’y voir tomber un enfant qui se noyoit ; la rigueur du froid ne l’empêcha point de l’aller secourir, il se jetta tout de suite sur son lit, dans la posture d’un homme qui nage, il en imita tous les mouvemens, & après s’être fatigué quelque tems à cet exercice, il sent au coin de son lit un paquet de la couverture, croit que c’est l’enfant, le prend avec une main, & se sert de l’autre pour revenir en nageant, au bord de la prétendue riviere ; il y pose son paquet, & sort en frissonnant & claquant des dents, comme si en effet il sortoit d’une riviere glacée ; il dit aux assistans qu’il gêle & va mourir de froid, que tout son sang est glacé ; il demande un verre d’eau-de-vie pour se rechauffer, n’en ayant pas, on lui donne de l’eau qui se trouvoit dans la chambre, il en goûte, reconnoit la tromperie, & demande encore plus vivement de l’eau-de-vie, exposant la grandeur du péril qu’il couroit ; on lui apporte un verre de liqueur, il le prend avec plaisir, & dit en ressentir beaucoup de soulagement ; cependant il ne s’éveille point, se couche, & continue de dormir plus tranquillement. Ce même somnambule a fourni un très grand nombre de traits forts singuliers ; ceux que je viens de rapporter, peuvent suffire au but que nous nous som-

mes proposé. J’ajouterai seulement que lorsqu’on

vouloit lui faire changer de matiere, lui faire quitter des sujets tristes & désagréables, on n’avoit qu’à lui passer une plume sur les levres, dans l’instant il tomboit sur des questions tout-à-fait différentes.

Quoiqu’il soit très-facile de reconnoître le somnambulisme par les faits incontestables que nous avons détaillés, il n’est pas aisé d’en découvrir la cause & le méchanisme ; l’étymologie de cette maladie est un écueil funeste à tous ces faiseurs d’hypothèses, à tous ces demi-savans qui ne croient rien que ce qu’ils peuvent expliquer, & qui ne sauroient imaginer que la nature ait des mysteres impénétrables à leur sagacité, d’autant plus à plaindre que leur vue courte & mal assurée, ne peut s’étendre jusqu’aux bornes très voisines de leur horison ; on peut leur demander :

1°. Comment il se peut faire qu’un homme enseveli dans un profond sommeil, entende, marche, écrive, voie, jouisse en un mot de l’exercice de ses sens, & exécute avec justesse, divers mouvemens : pour faciliter la solution de ce problème, nous ajouterons que le somnambule ne voit alors que les objets dont il a besoin, que ceux qui sont présens à son imagination. Celui dont il a été question, lorsqu’il composoit ses sermons, voyoit fort bien son papier, son encre, sa plume, savoit distinguer si elle marquoit ou non ; il ne prenoit jamais le poudrier pour l’encrier, & du reste il ne se doutoit pas même qu’il eût quelqu’un dans sa chambre, ne voyoit & n’entendoit personne, à moins qu’il ne les interrogeât ; il lui arrivoit quelquefois de demander des dragées à ceux qu’il croyoit à côté de lui, & il les trouvoit fort bonnes quand on lui en donnoit ; & si dans un autre tems on lui en eût mis dans la bouche, sans que son imagination fût montée de ce côté-là, il n’y trouvoit aucun goût, & les rejettoit.

2°. Comment l’on peut éprouver des sensations sans que les sens y ayent part ; voir, par exemple, sans le secours des yeux : le somnambule dont nous avons fait l’histoire, paroissoit évidemment voir les objets qui avoient rapport à son idée, lorsqu’il traçoit des notes de musique ; il savoit exactement celles qui devoient être blanches ou noires, & sans jamais se méprendre il noircissoit les unes & conservoit les autres ; & lorsqu’il étoit obligé de revenir au haut de la page, si les lignes du bas n’étoient pas seches, il faisoit un détour pour ne pas les effacer en passant la main dessus ; si elles étoient assez seches, il négligeoit cette précaution inutile. Il est bien vrai que si on lui substituoit un papier tout-à-fait semblable, il le prenoit pour le sien ; mais pour juger de la ressemblance, il n’avoit pas besoin de passer la main tout-autour. Peut-être ne voyoit-il que le papier, sans distinguer les caracteres. Il y a lieu de présumer que les autres sens dont il se servoit n’étoient pas plus dispos que les yeux, & que quelqu’autre cause suppléoit leur inaction ; on auroit pû s’en assurer en lui bouchant les oreilles, en le piquant, en lui donnant du tabac, &c.

3°. Comment il arrivoit qu’en dormant il se rappelloit le souvenir de ce qui lui étoit arrivé étant éveillé, qu’il sût aussi ce qu’il avoit fait pendant les autres sommeils, & qu’il n’en conservât aucun souvenir en s’éveillant : il témoignoit quelquefois pendant le sommeil sa surprise de ce qu’on l’accusoit d’être somnambule, de travailler, d’écrire, de parler pendant la nuit ; il ne concevoit pas comment on pouvoit lui faire de pareils reproches, à lui qui dormoit profondement toute la nuit, & qu’on avoit beaucoup de peine à réveiller ; cette double mémoire est un phénomene bien merveilleux.

4°. Comment il est possible que sans l’action d’aucune cause extérieure on soit affecté aussi gravement que si on eût été exposé à ses impressions : notre som-