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faire valoir ; elle coûte à la communauté, à la ville ou à l’état environ quatre-vingt mille livres jusqu’à ce jour, en y comprenant une pension viagere de 1500 livres, dont la moitié est reversible après sa mort, sur la tête de sa femme. Cette pension a été accordée en 1748. Loin de soulager la tireuse, cette machine la fatigue extraordinairement, en ce qu’elle est obligée de travailler des piés & des mains, au lieu que suivant l’ancienne méthode, elle travaille des mains seulement. Tous les maîtres ouvriers qui ont voulu s’en servir, en ont été tellement satisfaits, que, excepté le seul qui a vendu cherement son suffrage à Falcon, ils ont fourni une déclaration, certifiée des maîtres gardes des ouvriers pour lors en exercice, qui contient en substance que s’ils avoient continué de s’en servir, elle les auroit tous ruinés ; cette déclaration est du mois de Janvier 1754, ensuite des ordres adressés à M. le prevôt des marchands de la ville de Lyon, par M. de Gournay, intendant du commerce, par sa lettre du mois de Décembre précédent, pour constater son utilité, en conséquence d’une nouvelle demande de Falcon au conseil d’une somme de 20 mille livres de gratification, & d’une augmentation de mille livres de pension pour la rendre parfaite, comme si dans l’espace de seize années Falcon n’eût pas encore eu le tems de donner à sa machine toute la perfection dont elle devoit être revêtue, eu égard aux sommes qu’il en avoit reçues.

On sera sans doute surpris que le conseil ait ordonné le payement de sommes aussi considérables, & une pension de même pour une machine aussi inutile ; la chose n’est pas difficile à concevoir, parce qu’en cela, comme en beaucoup d’autres choses, le conseil est souvent trompé. Quand il s’agit de statuer sur la récompense d’une machine, le ministere envoye la requête de l’inventeur au prevôt des marchands de Lyon, pour avoir son avis sur l’invention proposée ; le prevôt des marchands communique la lettre du ministre ou son préposé aux maîtres & gardes de la communauté, qui bien souvent composent avec l’inventeur ; le traité étant conclu, les maîtres & gardes donnent leur avis par écrit au prevôt des marchands, qui en conséquence envoye le sien au ministre, sur lequel la gratification est ordonnée. Falcon a reçu environ 50 mille livres depuis 1748 jusqu’en 1754, suivant ses quittances : on pense bien que toutes ces sommes ne sont pas entrées chez lui.

La machine de Falcon ne peut servir ni aux étoffes brochées, riches ou autres, ni aux étoffes courantes au bouton ; dans les premieres, pour un dessein de cent douzaines seulement en dix lacs brochés comme elles se font aujourd’hui, où il faut douze mille lacs, il faudroit douze mille bandes de carton de deux pouces & demi de large, les lacs qui ordinairement sont de fil dans les métiers ordinaires, étant de carton dans celle-ci. Il faudroit en outre au moins trois mois pour monter ce métier, au lieu de quinze jours qui suffisent, même moins suivant l’ancienne méthode ; le carton revient aussi cher que le fil de lac, qui dans une étoffe brochée durera dix à douze années, & dans celle-ci il ne peut servir absolument qu’à un dessein. Quand le fil de lac est usé, il sert encore à tramer des toiles grossieres destinées à faire des nappes, des essuie-mains & des draps pour coucher les tireuses & les compagnons du maître. Veut-on avoir toutes les machines nécessaires pour lire le dessein & faire les lacs, 3000 livres ne seroient pas suffisantes pour en faire les frais, sans y comprendre le tems perdu pour monter le métier. Veut-on augmenter ou diminuer les cordages, il faut les machines différentes ; par conséquent les mêmes frais pour chaque métier. Veut on faire des étoffes courantes, ou au bouton avec la même machine, on soutient

hardiment qu’outre les frais différens & proportionnés à la quantité de cordages énoncés ci-dessus, un bon ouvrier ne fera pas le quart de la journée. En un mot, si la machine & toutes les autres qui y concourent est disposée pour un métier de quatre cens cordes à l’ordinaire, on ne sauroit en diminuer ni en augmenter une seulement, qu’il ne faille faire les frais nécessaires & énoncés ci-dessus pour la mettre en état de travailler. Cette machine déclarée inutile & ruineuse par les principaux membres de la communauté, a cependant été préconisée par un très grand machiniste l’un des rédacteurs du réglement du 19 Juin 1744, puisqu’elle fait un article de ce réglement, qui permet un cinquieme métier aux fabriquans qui voudront le monter suivant la méchanique de Falcon, ce qui n’a pu faire faire fortune à cette méchanique, puisqu’elle a été proscrite par ceux qui seuls sont en état de connoître son utilité. On est bien éloigné de penser que Falcon ait acheté les suffrages, & du machiniste, & des rédacteurs du réglement ; on les a cru trop délicats pour un commerce semblable.

Le conseil est aujourd’hui plus circonspect à l’égard des gratifications ; l’intendant a ordre de pulvériser tous les méchanismes nouveaux en fait de fabrique pour s’assurer de leur utilité ; c’est lui qui a soin de faire payer & de donner les ordonnances à ce sujet au lieu & place du prevôt des marchands qui en étoit chargé ci-devant.

On a inventé encore d’autres machines pour travailler sans tireuse ; mais elles ne sont bonnes que pour des desseins de trois ou quatre dixaines ; elles sont montées avec un cylindre, dont la circonférence se rapporte à la quantité de dixaines dont le dessein est composé, chaque ligne du dessein tant transversale que perpendiculaire contenant plus d’un demi-pouce, ce qui fait que pour un dessein de cinquante dixaines de large pour quatre cens cordes à l’ordinaire, il faudroit un cylindre de vingt-cinq pouces & plus de longueur, & pour cinquante dixaines de hauteur en huit, en dix seulement, cent vingt-cinq pouces de circonférence, ce qui ne feroit pas moins de quarante-deux pouces ou trois piés & demi de diametre, & encore faudroit-il que l’étoffe n’eût qu’un lac seulement : ajoutez à toutes ces inventions qu’il n’est pas possible qu’un ouvrier puisse faire seul un ouvrage, ordinairement pénible pour deux personnes, & aller aussi vîte. La tireuse d’ailleurs étant utile pendant le cours de la fabrication à beaucoup d’autres occupations toutes relatives à l’expédition de l’ouvrage, telles que celles de remonder, r’habiller les fils, changer ceux qui sont écorchés, &c. tandis que l’ouvrier est occupé à autre chose. D’où il faut conclure que toutes les méchaniques, dont le nombre est assez grand, ne sont imaginées que pour attrapper par leurs auteurs quelques sommes d’argent, ce qui les rend paresseux & débauchés tout ensemble ; il est vrai que l’ordre établi depuis quelque tems a produit un changement différent. On ne disconvient pas que les ouvriers qui se distinguent dans les inventions d’étoffes ne méritent récompense, toutefois en rendant l’étoffe publique de même que l’invention ; mais à l’égard des méchaniques pour la fabrication de l’étoffe, si on n’avoit accordé que le privilege aux inventeurs tels que le sieur Garon, on auroit épargné des sommes considérables ; parce que si la méchanique est bonne, tous les ouvriers s’en serviront ; si elle ne l’est pas, elle ne mérite aucune gratification. Lorsque le privilege de dix années accordées à Garon fut expiré, on compta deux mille machines dans la fabrique, lesquelles pouvoient lui avoir procuré environ 25000 livres de bénéfice, ce qui devoit être suffisant pour son indemnité.

Modele d’un métier d’étoffe fabriquant seul un damas