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soit devenue meilleure par la politique, ou que la politique ait été épurée par la théologie.

Entre les auteurs qui ont été zélés pour cette malheureuse alliance, & qui ont voulu faire un système de politique chrétienne, on nomme le fameux Hobbes, lequel, soit qu’il ait rendu quelque service au gouvernement civil, ou non, a du moins fait bien du mal aux mœurs ; & si les autres parties de la philosophie lui ont quelque obligation, la morale ne lui en a aucunement. Il est vrai que tout ce qu’il y a eu de grands théologiens dans l’église anglicane, l’ont attaqué avec beaucoup de zele & d’érudition, mais si l’on avoit travaillé avec le même soin à corriger ses principes de morale, qu’on a eu à réfuter quelques autres de ses erreurs, cela eût peut-être été d’un plus grand service à la religion pour l’essentiel. Je nomme ce philosophe, parce qu’en faisant l’énumération des passions qui tiennent les hommes unis en société, & les engagent à avoir quelque commerce ensemble, il oublie de parler de la douceur, de l’amitié, de la sociabilité, de l’affection naturelle, & des autres dispositions de cet ordre ; je dis qu’il oublie, parce qu’il est difficile de concevoir qu’il y ait un homme assez méchant, pour n’avoir jamais éprouvé par expérience, aucun de ces sentimens, & pour pouvoir en conclure qu’ils ne se rencontrent point dans les autres.

A toutes les passions & à toutes les bonnes dispositions, cet auteur a substitué une seule passion dominante, savoir la crainte qui ne laisse subsister qu’un desir immodéré d’ajouter pouvoir à pouvoir, desir qui, selon lui, ne s’éteint que par la mort ; il accorde aux hommes moins de bon naturel qu’aux bêtes feroces.

Si le poison de ces principes contraires à la saine morale ne s’étoit pas répandu au-delà de ce qu’on peut s’imaginer, surtout dans le tems que le docteur Whicheot vivoit, peut-être que lorsqu’il s’agissoit des intérêts de la vertu, aurions-nous entendu moins parler de terreur & de châtimens, & davantage de rectitude morale & de bon naturel. Du moins n’auroit-on pas pris l’habitude d’exclure le bon naturel, & de rabaisser la vertu, qu’on attribue au seul tempérament. Au contraire, les défenseurs de la religion se seroient fait une affaire de plaider en faveur de ces bonnes dispositions, & de faire voir combien elles sont profondément enracinées dans la nature humaine, au lieu de prendre le contrépié, & d’avoir bâti sur leurs ruines ; car certaines gens s’y prenoient ainsi pour prouver la vérité de la religion chrétienne.

On établissoit la révélation en déprimant les principes fondés dans la nature de l’homme, & l’on faisoit consister la force de la religion dans la foiblesse de ces principes ; comme si un bon naturel & la religion étoient ennemis : chose si peu connue parmi les payens mêmes, que la piété par laquelle ils désignoient la religion (comme le nom le plus honorable qu’ils pouvoient lui donner), consistoit en grande partie en de bonnes dispositions naturelles ; & qu’on entendoit par-là non-seulement l’adoration & le culte de la divinité, mais l’affection des parens pour leurs enfans, celle des enfans pour la patrie, & en général celle de tous les hommes les uns pour les autres, dans leurs différentes relations.

On a eu raison de reprocher à quelques sectes chrétiennes que leur religion paroissoit opposée au bon naturel, & n’être fondée que sur la domination, sur l’amour propre & sur la haine, toutes dispositions qu’il n’est pas aisé de concilier avec l’esprit de l’évangile. Mais on peut dire certainement de l’église anglicane, autant & plus que d’aucune autre au monde, que ce n’est pas là son esprit, & que c’est par des traits totalement opposés que cette église se fait

connoitre, plus que toutes les autres, pour vraiment & dignement chrétienne.

Wycherley (Guillaume), un des plus célebres poëtes comiques, naquit vers l’an 1640. Il étudia quelques tems à Oxford, quitta l’université sans avoir pris aucun degré, & se fit recevoir dans la société des jurisconsultes de Middle-Temple. Mais comme ce tems-là étoit celui du regne des plaisirs & de l’esprit, Wycherley qui avoit de l’esprit & du goût pour les plaisirs, abandonna promptement l’étude seche des lois, pour des occupations plus agréables & plus à la mode. Il composa sa premiere piece de théâtre intitulée l’amour dans un bois, représenté en 1672 avec un grand succès. Ce début favorable lui procura la connoissance de tous les beaux esprits de la cour & de la ville, & en particulier celle de la duchesse de Cleveland, qu’il fit d’une façon assez singuliere.

Un jour que Wicherley alloit en carosse du côté de S. James, il rencontra près de Pall-Mall, la duchesse dans sa voiture, qui mettant la tête hors de la portiere, lui cria tout haut : « vous, Wycherley, vous êtes un fils de putain ; » & en même tems elle se cacha, & se mit à rire de toute sa force. Wycherley fut d’abord un peu surpris de ce compliment ; mais il comprit bientôt qu’il faisoit allusion à un endroit de sa comédie, où il dit : « quand les parens sont esclaves, leurs enfans suivent leur destinée ; les beaux génies ont toujours des p… pour meres. »

Comme dans les premiers momens de la surprise de Wycherley les carosses avoient continué leur route, il se trouvoit déja assez éloigné ; mais notre poëte revenu de son étonnement ordonna à son cocher de fouetter ses chevaux, & d’atteindre le carosse de la duchesse.

Dès qu’il l’eut atteint : « Madame, lui dit-il, vous m’avez donné un nom qui appartient généralement aux gens heureux. Votre grandeur voudroit-elle se trouver ce soir à la comédie de Wycherley. Eh bien, reprit-elle, si je m’y trouve, que lui arrivera-t-il d’heureux ? C’est, répondit le poëte, que j’aurai l’honneur de vous y faire ma cour, quoiqu’en même tems je manque à une belle personne, qui m’a donné rendez-vous ailleurs. Quoi, dit la duchesse, vous avez l’infidélité de manquer à une belle femme qui vous a favorisé à ce point, pour une autre qui ne l’a point fait, & qui n’y songe pas ? Oui, reprit Wycherley, dès que celle qui ne m’a point favorisé, est la plus belle des deux ; mais quiconque, continua-t-il, demeurera constamment attaché à votre grandeur, jusqu’à ce qu’il en ait trouvé une plus belle, est sûr de mourir votre captif. » La duchesse de Cleveland rougit, & ordonna à son cocher d’avancer.

Comme elle étoit dans la fleur de la jeunesse, spirituelle, & la plus grande beauté qu’il y eût en Angleterre, elle fut sensible à un compliment aussi galant. Pour couper court, elle vint à la comedie du poëte, elle se plaça comme de coutume au premier rang, dans la loge du roi. Wycherley se mit directement au-dessous d’elle, & l’entretint pendant tout le cours de la piece. Tel a été le commencement d’un commerce, qui fit dans la suite beaucoup de bruit.

Mais le plus étrange, c’est que ce fut ce commerce même, qui mit Wycherley dans les bonnes graces du duc de Buckingham, lequel passionnément épris de cette dame, en étoit mal-traité, & se persuada que Wycherley étoit heureux. Enfin, le duc ne recueillit aucun fruit de ses longues assiduités auprès de la duchesse, soit qu’elle fût retenue par la proximité du parentage qu’il y avoit entr’eux, (car elle étoit sa cousine germaine), soit qu’elle craignît qu’une intrigue avec un homme de ce rang, sur qui tout le