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avantures de don Quichotte, & c’est ce que nous avons de plus amusant.

Dès que cet ouvrage parut en Espagne, on lui fit un accueil qui n’avoit point eu d’exemple ; car il fut universel, chez les grands, le militaire, & les gens de lettres. Un jour que Philippe III. étoit sur un balcon du palais de Madrid, il apperçut un étudiant sur le bord du Mançanarès, qui, en lisant, quittoit de tems en tems sa lecture, & se frappoit le front avec des marques extraordinaires de plaisir : « cet homme est fou, dit le roi aux courtisans qui étoient auprès de lui, ou bien il lit don Quichotte ». Le prince avoit raison, c’étoit effectivement là le livre que l’étudiant lisoit avec tant de joie.

En 1614, Cervantes fit imprimer son voyage du Parnasse, qui n’est point un éloge des poëtes espagnols de son tems, mais une satyre ingénieuse, comme celle de César Caporali, qui porte le même titre, en est une des poëtes italiens.

En 1615 il publia quelques comédies & farces nouvelles, les unes en vers, les autres en prose. Il y joignit une préface très-curieuse sur l’origine & les progrès du dramatique espagnol ; cependant les comédiens ne jouerent point les nouvelles pieces de l’auteur, & c’est lui même qui nous l’apprend avec sa naïveté ordinaire.

« Il y a, dit-il, quelques années qu’étant revenu à mes anciens amusemens, & m’imaginant que les choses étoient encore sur le même pié, que du tems que mon nom faisoit du bruit ; je me mis de nouveau à composer quelques pieces pour le théâtre ; mais les oiseaux étoient dénichés ; je veux dire. que je ne trouvai plus de comédiens qui me les demandassent. Je les condamnai donc à demeurer dans l’obscurité. Dans le même tems, un libraire m’assura qu’il me les auroit achetées, si un célebre comédien ne lui avoit dit, que l’on pouvoit espérer que ma prose réussiroit, mais non pas mes vers. Alors, je me dis à moi-même, ou je suis bien déchu, ou les tems sont devenus meilleurs, quoique cela soit contraire au sentiment commun, selon lequel on fait toujours l’éloge des tems passés. Je revis cependant mes comédies, & je n’en trouvai aucune assez mauvaise, pour qu’elle ne pût appeller de la décision de ce comédien, au jugement d’autres acteurs moins difficiles. Dans cette idée, je les donnai à un libraire qui les imprima. Il m’en offrit une somme raisonnable, & je pris son argent. Je souhaiterois qu’elles fussent excellentes ; du moins j’espere qu’elles seront passables. Vous verrez bien-tôt, cher lecteur, ce que c’est ; si vous y trouvez du bon, & que vous rencontriez mon comédien de mauvaise humeur, priez-le de ma part de n’être pas si prompt à faire injure aux gens ; qu’il examine murement mes pieces, il n’y trouvera ni ridicule, ni pauvreté ; leur défauts sont cachés ; la versification est sortable au comique ; & le langage convient aux personnages qui y paroissent. Si tout cela ne le contente pas, je lui recommande une piece à laquelle je travaille, intitulée l’abus de juger sur l’étiquette, qui, si je ne me trompe, ne peut manquer de plaire. En attendant, Dieu lui donne la santé, & à moi de la patience ».

Il se divertit encore à composer quelques histoirietes, qu’il publia sous le titre de novelas exemplares, & qu’il dédia au seigneur de Lemos. « Votre excellence, lui marque-t-il, saura que je lui envoie douze contes ; quoique je ne sois pas dans le goût d’en débiter, néanmoins, j’oserois les mettre au nombre des meilleurs, si ce n’étoit pas mon ouvrage ».

Il parle ainsi dans sa préface : « Je vous avertis, gratieux lecteur, que vous ne trouverez rien ici,

dont on puisse abuser ; j’intitule mes nouvelles, exemplaires, parce que, si vous y prenez garde, il n’en est aucune qui n’offre quelque exemple utile. J’ai eu dessein d’amuser sans danger, & les amusemens innocens sont, à coup sûr, légitimes. On ne peut pas toujours être occupé de la priere, de la méditation, ou des affaires : il faut des tems de récréation pour délasser l’esprit, & réparer ses forces ; c’est dans cette vue qu’on a des bois, des fontaines & des jardins cultivés. La lecture que je vous offre, ne peut exciter de passion criminelle. Il ne convient pas à un homme de mon âge, qui touche à sa soixante-quatrieme année, de badiner avec l’autre vie.

» Comme j’ai fait cet ouvrage par goût, je n’ai rien négligé pour le mettre en état de plaire, & j’ai quelque gloire à dire, que je suis le premier qui aie écrit des contes originaux en espagnol ; ils sont tous tirés de mon fonds, & il n’en est aucun imité ni puisé dans d’autres écrivains. Mon imagination les a enfantés, ma plume les a mis sur le papier, & l’impression va les faire croître ».

Il y avoit long-tems que Cervantes s’occupoit à un autre livre d’imagination, intitulé les travaux de Persile & Sigismonde, qu’il finit immédiatement avant sa mort, arrivée en 1616. Il étoit alors attaqué d’une maladie qui ne l’empêcha pas d’écrire ce roman, & les petites anecdotes qui s’y rapportoient. Comme nous n’avons point d’autre historien que lui-même, & qu’il raconte tout avec grace : voyons ce qu’il nous dit à ce sujet. Il s’exprime en ces termes.

« Il arriva, mon cher lecteur, que comme je venois avec deux de mes amis de la fameuse ville d’Esquivias, je dis fameuse par mille endroits ; premierement par ses familles illustres ; en second lieu, par ses excellens vins, & ainsi du reste ; j’entendis quelqu’un galoper derriere nous, comme pour nous attraper, à ce qu’il me paroissoit ; & ce cavalier ne nous permit pas d’en douter, nous ayant crié de n’aller pas si vîte. Nous l’attendîmes donc, & nous vîmes approcher monté sur une ânesse un étudiant gris (j’entends qu’il étoit tout habillé de gris) : il avoit des botines semblables à celles que portent les moissonneurs, pour empêcher le blé de leur piquer les jambes ; des souliers ronds, une épée & un collet noir, que le mouvement de sa monture faisoit souvent tourner de côté & d’autre, quelque peine qu’il se donnât à le mettre droit. Vos seigneuries, nous dit-il, vont apparemment solliciter quelque emploi ou bénéfice à la cour ; sans doute que son éminence est à Tolede, ou du moins le roi, puisque vous allez si vîte. Franchement j’ai eu bien de la peine à vous atteindre, quoique mon âne ait plus d’une fois passé pour un bon coureur. A ce discours un de mes compagnons répondit ; le cheval du seigneur Cervantes en est la cause, c’est un drôle qui n’aime pas à aller doucement.

» A peine mon homme eut-il entendu le nom de Cervantes, qu’il sauta à bas de sa monture, en faisant tomber son coussin d’un côté, & son portemanteau de l’autre (car il avoit tout cet équipage avec lui) ; il vint à moi, & me prenant par la main gauche ; oui, oui, dit-il, c’est ici le fameux, le divertissant écrivain, le favori des muses ! Me voyant complimenter si magnifiquement, je jugeai qu’il y auroit de l’impolitesse à ne pas lui témoigner quelque reconnoissance de ses louanges ; je l’embrassai (& lui fis tourner son collet par mon accolade), & je l’assurai qu’il étoit dans la même erreur sur mon sujet, que d’autres personnes, qui me vouloient du bien. Je suis, lui dis-je, Cervantes, il est vrai, mais non le favori des muses, ni rien de tout ce que vous m’avez dit de beau. Ayez