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les apparences, il semble qu’il n’exigeoit point le serment des légions, & que c’étoient les tribuns & les soldats qui, de leur propre mouvement, s’empressoient de lui donner cette assurance autentique de zèle & de soumission à toutes ses volontés.

Les armées préterent serment aux empereurs, comme elles avoient fait aux généraux. On juroit in verba Tiberii Cæsaris, comme l’on avoit fait autrefois juré in verba P. Scipionis. Mais il faut remarquer,

1°. Que sous les empereurs, la prestation du serment se renouvelloit chaque année le jour des calendes de Janvier. Ce serment annuel doit être regardé comme un vestige d’antiquité. Dans l’origine, le commandement des armées appartenoit aux consuls & aux préteurs, & par conséquent le général étoit annuel aussi-bien que le consulat & la préture. On ne sauroit prouver que la coutume de renouveller le serment, fût plus ancienne que les empereurs : cependant je croirois volontiers qu’elle s’étoit introduite avec l’abus de continuer les généraux. Il est rarement arrivé que les romains se soient écartés d’un usage ancien, sans lui rendre en même tems hommage par une formalité. Sous les empereurs on répetoit encore le serment aux jours anniversaires de leur naissance & de leur avénement à l’empire ; mais on le renouvelloit avec plus de solemnité de cinq en cinq ans, à compter du premier jour auquel ils avoient commencé de regner.

Auguste n’ayant jamais accepté l’empire que pour cinq ans ou pour dix, lors même que la dignité impériale fut devenue perpétuelle, ses successeurs à la fin de chaque cinquieme & de chaque dixieme année de leur regne, solemnisoient une fête, comme s’ils eussent pris de nouveau possession du généralat en vertu d’une nouvelle élection. La premiere fois que l’on prêtoit le serment, & toutes les fois qu’on le renouvelloit surtout aux fêtes des quinquennales & des décennales, les empereurs donnoient à chaque soldat une petite somme d’argent. Les anciens généraux n’avoient rien fait de semblable.

Du tems d’Auguste, de Tibere, & même de Caligula, on ne connoissoit point encore ces libéralités toujours onéreuses, souvent funestes à l’état, qui prirent depuis le nom de donativum, & dans le bas empire celui d’augustalicum. Elles dûrent leur origine à la timidité de Claude, qui le premier de tous les Césars, suivant l’expression de Suétone, acheta la fidélité des soldats. Ces gratifications devinrent des dettes ; & malheur au prince qui ne les eût pas payées, il auroit été bientôt détrôné. Les soldats en recevant leur solde, à plus forte raison lorsqu’on leur faisoit des largesses, juroient de préférer à tout le salut de l’empereur. On se servoit peut-être dans ces occasions d’une formule particuliere.

2°. Il y a une autre différence à observer entre le serment que l’on avoit fait aux généraux, & celui que l’on faisoit aux empereurs. Tacite, au premier livre de son histoire, raconte que les légions de la haute Germanie, le jour même des calendes de Janvier, au lieu de prêter serment à Galba, selon le coutume, mirent en pieces ses images ; mais que craignant de paroître se révolter contre l’empire, elles jurerent obéissance au sénat & au peuple, à qui depuis longtems, dit l’historien, on ne prêtoit plus serment. Ipso calendarum Januariarum die dirumpunt imagines Galbæ… ac ne reverentiam imperii exuere viderentur, in S. P. Q. R. obliterata jam nomina, sacramenta advocabant. Ce passage prouve qu’autrefois en prêtant au général le serment de fidélité, l’armée le prêtoit nommément à la nation, & confirme ce qui se trouve dans le dixieme livre de Denis d’Halicarnasse, que les soldats juroient de ne rien faire au préjudice du peuple romain.

Le même texte prouve aussi que dès l’an 68 de l’ere

chrétienne, il y avoit long-tems que les choses étoient changées à cet égard, & que l’on ne prêtoit plus le serment qu’à l’empereur. Mais il n’est pas aisé de fixer l’époque de ce changement, il est antérieur à Néron & même à Claude, puisque dès le tems de Galba il étoit déja fort ancien, S. P. Q. R. obliterata jam nomina. Supposé que Caïus l’eût introduit, l’horreur que l’on avoit de ce tyran l’auroit fait abolir aprés sa mort. Tibere & Auguste ne paroissent pas en avoir été les auteurs. Ainsi il faut croire que nous devons remonter jusqu’au tems de Jules-César.

Le sénat & le peuple ayant accumulé sur sa tête tous les titres, tous les privileges, tous les honneurs humains & divins, on déclara le généralat héréditaire pour ses descendans, soit par la nature, soit par l’adoption. Il est vraissemblable que les armées reconnurent solemnellement Jules-César pour général perpétuel, & lui prêterent serment de nouveau. Les tribuns qui le firent prêter, supprimerent sans doute le nom du sénat & du peuple, bien assurés de faire leur cour à un despote qui ne gardoit plus de mesures avec la nation.

Rien n’empêche de croire que dès le tems d’Auguste la formule n’ait été celle-là même que rapporte Vegece, & de laquelle on se servoit sous Valentinien II. en exceptant pourtant la différence qu’avoit introduite le changement de religion. Les soldats, dit cet auteur, jurent au nom de Dieu, du Christ & de l’Esprit, & par la majesté de l’empereur.... d’exécuter en braves gens tout ce que l’empereur leur commandera ; de ne jamais deserter, & de sacrifier leur vie, s’il le faut, pour la république romaine. Jurant autem per Deum & per Christum, & per Spiritum sanctum, & per majestatem imperatoris… omnia se strenue sacturos quæ proeceperit imperator ; numquam deserturos militiam ; nec mortem recusaturos pro romanâ republicâ. Ces mots, pro romanâ republicâ, étoient une espece d’équivalent qu’on avoit substitué à ceux du sénat & du peuple, qui y étoient auparavant.

Il n’est pas douteux que pendant les vingt mois qui s’écoulerent depuis la mort du dictateur jusqu’à la ligue des triumvirs, le nom du sénat & du peuple n’ait été rétabli dans le serment ; mais on doit croire aussi que sous le triumvirat il fut retranché pour toujours. Lorsque le jeune César ayant réuni toute la puissance de ses collegues, se fit contraindre d’accepter l’empire, les officiers exigerent le serment selon la formule nouvelle. Auguste ne fit pas semblant de s’en appercevoir, personne n’osa s’en plaindre ; & d’ailleurs dans les transports d’admiration & d’idolâtrie qu’avoit excité dans tous les cœurs son abdication prétendue, les Romains étoient plus disposés à le forcer de recevoir ce qu’il refusoit, qu’à lui contester ce qu’il vouloit bien recevoir. Ajoutez à cela que peut-être la formule n’avoit jamais été fixe, & que les tribuns étoient maîtres de choisir les termes. C’est ainsi, selon toute apparence que s’établit ce nouveau serment, sans aucune attache de l’autorité publique, sans ordre de l’empereur, sans decret de la nation, sans qu’elle renonçât à ses droits.

Enfin, pour donner au lecteur une idée nette des sermens militaires des Romains, il doit savoir que sous la république il y avoit trois sortes d’engagemens pour les troupes. Le premier s’appelloit sacramentum ; c’étoit celui par lequel chaque soldat prêtoit serment en particulier entre les mains de son général, & promettoit de le suivre par-tout où ses ordres le conduiroient, sans jamais l’abandonner, sous quelque prétexte que ce pût être, jusqu’à ce qu’il eût été licentié.

La seconde espece d’engagement militaire s’appelloit conjuratio ; c’est-à-dire que dans les troubles imprévus, ou qu’à l’approche subit de l’ennemi, cas qui demandoit un prompt secours, & qui ne laissoit pas le