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dans une coupe ; chacun y trempe la pointe de son épée, & la portant à sa bouche, suce cette liqueur précieuse : c’est parmi nous la plus grande marque qu’on puisse se donner d’un attachement inviolable, & le témoignage le plus infaillible où l’on est de répandre l’un pour l’autre jusqu’à la derniere goutte de son sang.

Souvent les Grecs pour confirmer leurs sermens, jettoient dans la mer une masse de fer ardente, & ils s’obligeoient de garder leur parole jusqu’à ce que cette masse revînt d’elle-même sur l’eau ; c’est ce que pratiquerent les Phocéens, lorsque désolés par des actes continuels d’hostilités, ils abandonnerent leur ville, & s’engagerent à n’y jamais retourner. Les Romains se contenterent du plus simple serment. Polybe nous assure que de son tems les sermens ne pouvoient donner de la confiance pour un grec, au lieu qu’un romain en étoit pour ainsi dire enchainé. Agésilas cependant pensoit en romain ; car voyant que les Barbares ne se faisoient point scrupule d’enfraindre la religion des sermens : bon, bon, s’écria-t-il, ces infracteurs nous donnent des dieux pour alliés & pour seconds.

Quelques-uns ne se bornerent pas à de simples cérémonies convenables, ou ridicules, ils en inventerent de folles & de barbares. Il y avoit un pays dans la Sicile, où l’on étoit obligé d’écrire son serment sur de l’écorce, & de le jetter dans l’eau ; s’il surnageoit, il passoit pour vrai ; s’il alloit à fond, on le réputoit faux, & le prétendu parjure étoit brûlé. Le scholiaste de Sophocle nous assure que dans plusieurs endroits de la Grece, on obligeoit ceux qui juroient de tenir du feu avec la main, ou de marcher les piés nuds sur un fer chaud ; superstitions qui se conserverent long-tems au milieu même du christianisme.

La morale de quelques anciens sur le serment étoit très-sévere. Aucune raison ne pouvoit dégager celui qui avoit contracté cet engagement, non pas même la surprise, ni l’infidélité d’autrui, ni le dommage causé par l’observation du serment. Ils étoient obligés de l’exécuter à la rigueur ; mais cette regle n’étoit pas universelle, & plusieurs payens s’en affranchirent sans scrupule.

Dans toutes les occasions importantes, les anciens se servoient du serment au-dehors & au-dedans de l’état ; c’est à-dire, soit pour sceller avec les étrangers des alliances, des treves, des traités de paix ; soit au-dedans, pour engager tous les citoyens à concourir unanimement au bien de la cause commune.

Les infracteurs des sermens étoient regardés comme des hommes détestables, & les peines établies contr’eux, n’alloient pas moins qu’à l’infamie & à la mort. Il sembloit pourtant qu’il y eût une sorte d’exception & de privilege en faveur de quelques personnes, comme les orateurs, les poëtes, & les amans.

Voilà en peu de mots le précis de ce qui concerne les sermens ou usage parmi les anciens. Là, comme dans la plûpart des institutions humaines, on peut remarquer un mélange surprenant de sagesse & de folie, de vérité & de mensonge : tout ce que la religion a de plus vénérable & de plus auguste confondu avec tout ce que la superstition a de plus vil & de plus méprisable. Tableau fidele de l’homme qui se peint dans tous ses ouvrages, & qui n’est lui-même, à le bien prendre, qu’un composé monstrueux de lumiere & de ténebres, de grandeur & de misere. (Le Chevalier de Jaucourt.)

Serment des soldats, (Art milit. des Romains.) ce qui concerne le serment que les armées romaines prêtoient à leurs généraux, est un des points les plus obscurs de l’antiquité. Nous avons dans Aulu-Gelle un passage très-singulier d’un auteur nomme Cincius.

On voit par ce passage, qu’anciennement les citoyens à mesure qu’on les enrôloit pour le service, juroient que ni dans le camp, ni dans l’espace de dix milles à la ronde, ils ne voleroient rien chaque jour qui excédât la valeur d’une piece d’argent ; & que s’il leur tomboit entre les mains quelqu’effet d’un plus grand prix, ils le rapporteroient fidelement au général, excepté certains effets spécifiés dans la formule du serment.

Lorsque tous les noms étoient inscrits, on fixoit le jour de l’assemblée générale, & tous faisoient un second serment, par lequel ils s’engageoient de se trouver au rendez-vous, s’ils n’étoient retenus par des empêchemens légitimes, qui sont aussi spécifiés. Il est hors de doute que ce second serment renfermoit la promesse de ne point quitter l’armée sans permission du général. Aulu-Gelle ne rapporte point les termes de cette promesse, mais Tite-Live nous les a conservés. Le consul Quintius Cincinnatus traversé par les tribuns du peuple dans son dessein de faire la guerre aux Volsques, déclare qu’il n’a pas besoin d’un nouvel enrôlement, puisque tous les Romains ont promis à Publius Valerius, auquel il vient d’être subrogé, qu’ils s’assembleroient aux ordres du consul, & ne se retireroient qu’avec sa permission.

Selon Tite-Live, jusqu’au tems de la seconde guerre punique, on n’exigea d’autre serment des soldats que celui de joindre l’armée à jour marqué, & de ne point se retirer sans congé. Il faut ajouter le serment de ne point voler dans le camp ; quoique cet historien n’en parle pas, il est d’ailleurs suffisamment attesté. Mais lorsque les soldats étoient assemblés & partagés en bandes de dix & de cent, ceux qui formoient chaque bande se juroient volontairement les uns aux autres de ne point fuir, & de ne point sortir de leur rang, sinon pour reprendre leur javelot, pour en aller chercher un autre, pour frapper l’ennemi, pour sauver un citoyen.

L’an de Rome 538, quelques mois avant la bataille de Cannes, dans un tems critique où l’on croyoit ne pouvoir trop s’assurer du courage des armées, les tribuns de chaque légion commencerent à faire prêter juridiquement, & par autorité publique, le serment que les soldats avoient coutume de faire entr’eux. Il est à croire qu’on leur fit aussi promettre de nouveau ce qu’ils venoient de promettre en s’enrôlant, & qu’alors ou dans la suite, on grossit la formule de quelques détails que l’on jugea nécessaires.

Quoi qu’il en soit, à la tête de la légion, un soldat choisi par les tribuns, prononçoit la formule du serment ; on appelloit ensuite chaque légionnaire par son nom : il s’avançoit, & disoit simplement : je promets la même chose, idem in me (suppl. recipio). La formule de ce nouveau serment n’est rapportée nulle part, & peut-être qu’il n’y en avoit point de déterminée. Mais en combinant divers endroits de Polybe, de Denis d’Halicarnasse, de Tite-Live, & de Tacite, on trouve qu’elle se réduisoit en substance à ce qui suit : « Je jure d’obéir à un tel (on exprimoit le nom général), d’exécuter ses ordres de tout mon pouvoir, de le suivre quelque part qu’il me conduise, de ne jamais abandonner les drapeaux, de ne point prendre la fuite, de ne point sortir de mon rang ; je promets aussi d’être fidele au sénat & au peuple romain, & de ne rien faire au préjudice de la fidelité qui leur est dûe ». Cette derniere clause fut peut-être insérée depuis que l’on s’apperçut que les généraux s’attachoient trop les soldats.

Voilà ce qu’on appelloit jurare in verba imperatoris : expressions qui signifient à la lettre, jurer que l’on regardera comme une loi toutes les paroles du général, & non pas comme quelques-uns se l’imaginent, répeter la formule que prononçoit le général. Ce n’étoit point lui qui la prononçoit : à ne consulter que