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reglée, & que notre amour soit juste. Par conséquent il est nécessaire que Dieu, ordre essentiel & justice suprème, veuille que nous aimions sa perfection infinie plus que notre perfection finie. Nous ne devons nous aimer qu’en nous rapportant à lui, & ne réserver pour nous qu’un amour, foible ruisseau de celui dont la source doit principalement & inépuisablement ne couler que pour lui. Telle est la justice éternelle que rien ne peut obscurcir, la proportion inviolable que rien ne peut altérer ni déranger. Dieu se doit tout à lui-même, je me doit tout à lui, & tout n’est pas trop pour lui. Ces conséquences ne sont ni arbitraires, ni forcées, ni tirées de loin. Mais aussi prenez garde, ces fondemens une fois posés, l’édifice de la religion s’éleve tout seul, & demeure inébranlable. Car dès que l’Etre infini doit seul épuiser notre adoration & nos hommages, dès qu’il doit d’abord avoir tout notre amour, & qu’ensuite cet amour ne doit se répandre sur les créatures qu’à proportion & selon les degrés de perfection qu’il a mis en eux, dès que nous devons une soumission sans réserve à celui qui nous a faits, tout d’un coup la religion s’enfante dans nos cœurs ; car elle n’est essentiellement & dans son fond qu’adoration, amour & obéissance.

Présentons le même raisonnement sous une autre forme. Quels sont les devoirs les plus généraux de la religion ? C’est la louange, c’est l’amour, c’est l’action de graces, c’est la confiance & la priere. Or, je dis que l’existence de Dieu supposée, il seroit contradictoire de lui refuser le culte renfermé dans ces devoirs. Si Dieu existe, il est le souverain maître de la nature, & la perfection suprème. Il nous a faits ce que nous sommes, il nous a donné ce que nous possédons, donc nous devons & nos hommages à sa grandeur, & notre amour à ses perfections, & notre confiance à sa bonté, & nos prieres à sa puissance, & notre action de graces à ses bienfaits. Voilà le culte intérieur évidemment prouvé.

Dieu n’a besoin, ajoutez-vous, ni de nos adorations, ni de notre amour. De quel prix notre hommage peut-il être à ses yeux ? Et que lui importe le culte imparfait & toujours borné des créatures ? En est-il plus heureux ? en est-il plus grand ? Non sans doute, il n’en a pas besoin, & nous ne le disons pas non plus. Ce mot besoin ne doit jamais être employé à l’égard de Dieu. Mais pour m’en servir à votre exemple, Dieu avoit-il besoin de nous créer ? A-t-il besoin de nous conserver ? notre existence le rend-elle plus heureux, le rend-elle plus parfait ? Si donc il nous a fait exister, s’il nous conserve, quoiqu’il n’ait besoin ni de notre existence, ni de notre conservation, ne mesurez plus ce qu’il exige de nous sur ce qui lui sera utile. Il se suffit à lui-même, il se connoît & il s’aime. Voilà sa gloire & son bonheur. Mais réglez ce qu’il veut de vous sur ce qu’il doit à sa sagesse & à l’ordre immuable. Notre culte est imparfait en lui-même, je n’en disconviens point, & cependant je dis qu’il n’est pas indigne de Dieu ; j’ajoute même qu’il est impossible qu’il nous ait donné l’être pour une autre fin que pour ce culte tout borné qu’il est. Afin de le mieux comprendre, distinguons ce que la créature peut faire, d’avec la complaisance que Dieu en tire. Ne vous effarouchez pas d’une telle expression. Je n’entends par ce mot, en l’expliquant à Dieu, que cet acte intérieur de son intelligence par lequel il approuve ce qu’elle voit de conforme à l’ordre. Cela passé, je viens à ma preuve.

D’une part l’action de la créature qui connoît Dieu, qui lui obéit & qui l’aime, est toujours nécessairement imparfaite ; mais d’une autre part cette opération de la créature est la plus noble, la plus élevée qu’il soit possible de produire, & que Dieu puisse tirer d’elle. Donc les limites naturelles ne comportent rien de

plus haut. Cette opération n’est donc plus indigne de Dieu. Etablissez en effet qu’il lui soit impossible de produire une substance intelligente, si ce n’est à condition d’en obtenir quelque opération aussi parfaite que lui, vous le reduisez à l’impuissance de rien créer. Or nous existons, & nous sommes l’ouvrage de ses mains. En nous donnant l’être, il s’est donc proposé de tirer de nous l’opération la plus haute que notre nature imparfaite puisse produire. Mais cette opération la plus parfaite de l’homme, qu’est-elle sinon la connoissance & l’amour de cet auteur ? Que cette connoissance, que cet amour, ne soient pas portés au plus haut degré concevable, n’importe. Dieu a tiré de l’homme ce que l’homme peut produire de plus grand, de plus achevé, dans les bornes où sa nature le renferme. C’en est assez pour l’accomplissement de l’ordre. Dieu est content de son ouvrage, sa sagesse est d’accord avec sa puissance, & il se complaît dans sa créature. Cette complaisance est son unique terme, & comme elle n’est pas distinguée de son être, elle le rend lui-même sa propre fin. Allons jusqu’où nous mene une suite de conséquences si lumineuses quoique simples.

Quand je demande pourquoi Dieu nous a donné des yeux, tout aussi-tôt on me répond, c’est qu’il a voulu que nous puissions voir la lumiere du jour, & par elle tous les autres objets. Mais si je demande d’où vient qu’il nous a donné le pouvoir de le connoître & de l’aimer, ne faudra-t-il pas me répondre aussi que ce don le plus précieux de tous, il nous l’accorde afin que nous puissions connoître son éternelle vérité, & que nous puissions aimer ses perfections infinies ? S’il avoit voulu qu’une profonde nuit regnât sur nous, l’organe de la vue seroit une superfluité dans son ouvrage. Tout de même s’il avoit voulu que nous l’ignorassions à jamais, & que nos cœurs fussent incapables de s’élever jusqu’à lui, cette notion vive & distincte qu’il nous a donnée de l’infini, cet amour insatiable du bien, dont il a fait l’essence de notre volonté, seroient des presens inutiles, contraires même à sa sagesse ; & cette idée ineffaçable de l’Etre divin, & cet amour du parfait & du beau que rien ici ne peut satisfaire ni éteindre en nous, tout donne les traits par lesquels Dieu a gravé son image au milieu de nous. Mais cette ressemblance imparfaite que nous avons avec l’Etre suprème, & qui nous avertit de notre destination, est au même tems l’invincible preuve de la nécessité d’un culte du moins intérieur.

Si après tant de preuves, on persiste à dire que la Divinité est trop au-dessus de nous pour descendre jusqu’à nous, nous répondrons qu’en exagérant ainsi sa grandeur & notre néant, on ne veut que secouer son joug, se mettre à sa place & renverser toute subordination ; nous répondrons que par cette humilité trompeuse & hypocrite, on n’imagine un Dieu si éloigné de nous, si fier, si indifférent dans sa hauteur, si indolent sur le bien & sur le mal, si insensible à l’ordre & au desordre, que pour s’autoriser dans la licence de ses desirs, pour se flatter d’une impunité générale, & pour se mettre, s’il est possible, autant au-dessus des plaintes de sa conscience, que des lumieres de la raison.

Mais le culte extérieur, pourquoi supposer que Dieu le demande ? Hé ! vous-mêmes, comment ne voyez-vous pas que celui-ci coule inévitablement de l’autre ? Si-tôt que chacun de nous est dans l’étroite obligation de remplir les devoirs que je viens d’exposer, ne deviennent-ils pas des lois pour la société entiere ? Les hommes, convaincus séparément de ce qu’ils doivent à l’Etre infini, se réuniront dès-là pour lui donner des marques publiques de leurs sentimens. Tous ensemble, ainsi qu’une grande famille, ils aimeront le pere commun ; ils chanteront