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de sa famille par ses talens. Il étudia la Médecine & la Philosophie ; il s’attacha à l’aristotélisme : il eut un tour poëtique dans l’esprit. Averroës fait grand cas de l’ouvrage où il introduit un homme abandonné dans un fort & nourri par une biche, s’élevant par les seules forces de la raison à la connoissance des choses naturelles & surnaturelles, à l’existence de Dieu, à l’immortalité de l’ame, & à la béatitude intuitive de Dieu après la mort. Cette fable s’est conservée jusqu’à nos jours ; elle n’a point été comprise dans la perte des livres qui a suivi l’expulsion des Maures hors de l’Espagne. Leibnitz l’a connue & admirée. Thophail mourut dans sa patrie l’an 1071 de l’égire.

Averroës fut disciple de Thophail. Cordoue fut sa patrie. Il eut des parens connus par leurs talens, & respectés par leurs postes. On dit que son aïeul entendit particulierement le droit mahométan, selon l’opinion de Malichi.

Pour se faire une idée de ce que c’est que le droit mahométan, il faut savoir 1°. que les disputes de religion chez les Musulmans, ont pour objet, ou les mots, ou les choses, & que les choses se divisent en articles de foi fondamentaux, & en articles de foi non fondamentaux ; 2°. que leurs lieux théologiques, sont la divine Ecriture ou l’alcoran ; l’assonnah ou la tradition ; le consentement & la raison. S’éleve-t-il un doute sur le licite ou l’illicite, on ouvre d’abord l’alcoran ; s’il ne s’y trouve aucun passage formel sur la question, on a recours à la tradition ; la tradition est-elle muette, on assemble des savans, & l’on compte les voix ; les sentimens sont-ils partagés, on consulte la raison. Le témoignage de la raison est le dernier auquel on s’en rapporte. Il y a plus ; les uns rejettent absolument l’autorité de la raison, tels sont les asphahanites ; d’autres la préferent aux opinions des docteurs, tels sont les hanifites ; il y en a qui balancent les motifs ; il y en a au contraire au jugement desquels rien ne prévaut sur un passage précis. Au reste, quelque parti que l’on prenne, on n’est accusé ni d’erreur, ni d’incrédulité. Entre ces casuistes, Malichi fut un des plus célebres. Son souverain s’adressa quelquefois à lui, mais la crainte ne le porta jamais à interpreter la loi au gré de la passion de l’homme puissant qui le consultoit. Le calife Rashid l’ayant invité à venir dans son palais instruire ses enfans, il lui répondit : « La science ne vient point à nous, mais allons à elle » ; & le sultan ordonna que ses enfans fussent conduits au temple avec les autres. L’approche de la mort, & des jugemens de Dieu lui rappella la multitude de ses décisions : il sentit alors tout le danger de la profession de casuiste ; il versa des larmes ameres en disant : « Eh, que ne m’a-t-on donné autant de coups de verges, que j’ai décidé des cas de conscience ? Dieu va donc comparer mes jugemens avec sa justice : je suis perdu ». Cependant ce docteur s’étoit montré en toute circonstance d’une équité & d’une circonspection peu commune.

Averroës embrassa l’assharisme. Il étudia la théologie & la philosophie scholastique, les mathématiques & la médecine. Il succéda à son pere dans les fonctions de juge & de grand-prêtre à Cordoue. Il fut appellé à la cour du calife Jacque Al-Mansor, qui le chargea de réformer les lois & la jurisprudence. Il s’acquitta dignement de cette commission importante. Al-Mansor, à qui il avoit présenté ses enfans, les chérit ; il demanda le plus jeune au pere, qui le lui refusa. Ce jeune homme aimoit le cherif & la cour. La maison paternelle lui devint odieuse ; il se détermina à la quitter, contre le sentiment de son pere, qui le maudit, & lui souhaita la mort.

Averroës jouissoit de la faveur du prince, & de la plus grande considération, lorsque l’envie & la calomnie s’attacherent à lui. Ses ennemis n’ignoroient

pas combien il étoit aristotélicien, & l’incompatibilité de l’aristotélisme & de l’islamisme. Ils envoyerent leurs domestiques, leurs parens, leurs amis dans l’école d’Averroës. Ils se servirent ensuite de leur témoignage pour l’accuser d’impiété. On dressa une liste de différens articles mal-sonans, & on l’envoya, souscrite d’une multitude de noms, au prince Al-Mansor, qui dépouilla Averroës de ses biens, & le relégua parmi les Juifs. La persécution fut si violente qu’elle compromit ses amis. Averroës, à qui elle devint insupportable à la longue, chercha à s’y soustraire par la fuite ; mais il fut arrêté & jetté dans une prison. On assembla un concile pour le juger, & il fut condamné à paroître les vendredis à la porte du temple, la tête nue, & à souffrir toutes les ignominies qu’il plairoit au peuple de lui faire. Ceux qui entroient lui crachoient au visage, & les prêtres lui demandoient doucement : ne vous repentez-vous pas de vos hérésies ?

Après cette petite correction charitable & théologique, il fut renvoyé dans sa maison, où il vécut long-tems dans la misere & dans le mépris. Cependant un cri général s’éleva contre son successeur dans les fonctions de juge & de prêtre, homme dur, ignorant, injuste & violent. On redemanda Averroës. Al-Mansor consulta là-dessus les théologiens, qui répondirent que le souverain qui reprimoit un sujet, quand il lut plaisoit, pouvoit aussi le relever à son gré ; & Averroës retourna à Maroc, où il vécut assez tranquille & assez heureux.

Ce fut un homme sobre, laborieux & juste. Il ne prononça jamais la peine de mort contre aucun criminel. Il abandonna à son subalterne le jugement des affaires capitales. Il montra de la modestie dans ses fonctions, de la patience & de la fermeté dans ses peines. Il exerça la bienfaisance même envers ses ennemis. Ses amis s’offenserent quelquefois de cette préférence, & il leur répondoit : « C’est avec ses ennemis & non avec ses amis qu’on est bienfaisant : avec ses amis c’est un devoir qu’on remplit ; avec ses ennemis c’est une vertu qu’on exerce. Je dépense ma fortune comme mes parens l’ont acquise : je rends à la vertu ce qu’ils ont obtenu d’elle. La préférence dont mes amis se plaignent ne m’ôtera pas ceux qui m’aiment vraiment ; elle peut me ramener ceux qui me haïssent ». La faveur de la cour ne le corrompit point : il se conserva libre & honnête au milieu des grandeurs. Il fut d’un commerce facile & doux. Il souffrit moins dans sa disgrace de la perte de sa fortune, que des calomnies de l’injustice. Il s’attacha à la philosophie d’Aristote, mais il ne négligea pas Platon. Il défendit la cause de la raison contre Al-Gazel. Il étoit pieux ; & on n’entend pas trop comment il concilioit avec la religion sa doctrine de l’éternité du monde. Il a écrit de la Logique, de la Physique, de la Métaphysique, de la Morale, de la Politique, de l’Astronomie, de la Théologie, de la Rhétorique & de la Musique. Il croyoit à la possibilité de l’union de l’ame avec la Divinité dans ce monde. Personne ne fut aussi violemment attaqué de l’aristotélomanie, fanatisme qu’on ne conçoit pas dans un homme qui ne savoit pas un mot de grec, & qui ne jugeoit de cet auteur que sur de mauvaises traductions. Il professa la Medecine. A l’exemple de tous les philosophes de sa nation, il s’étoit fait un système particulier de religion. Il disoit que le Christianisme ne convenoit qu’à des fous, le judaïsme qu’à des enfans, & le mahométisme qu’à des pourceaux. Il admettoit, avec Aristote, une ame universelle, dont la nôtre étoit une particule. A cette particule éternelle, immortelle, divine, il associoit un esprit sensitif, périssable & passager. Il accordoit aux animaux une puissance estimatrice qui les guidoit aveuglément à l’utile, que l’homme connoît par la raison. Il eut