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plus qu’il lui sera possible ces biens faux & trompeurs, à l’appas desquels nous nous laissons prendre comme à un trébuchet, sans pouvoir ensuite nous en détacher, en cela d’autant plus malheureux, que nous croyons les posséder, & qu’au contraire ce sont eux qui nous possedent & qui nous tirannisent ». Multi ad philosophandum obsistere divitiæ : paupertas expedita est, secura est….. si vis vacare animo, aut pauper sis oportet, aut pauperi similis. Non potest studium salutare fieri sine frugalitatis curâ : frugalitas autem, paupertas voluntaria est…… Munera ista fortunæ putatis ? Insidiæ sunt. Quisquis nostrum tutam agere vitam volet, quantum plurimum potest, ista viscata beneficia devitet : in quibus hoc quoque miserimi fallimur, habere nos putamus, habemur. Séneq. epist. 17. & epist. 8.

On ne peut guere douter de la certitude de ces maximes lorsqu’on voit des philosophes tels que Démocrite & Anaxagore abandonner leurs biens, & résigner tout leur patrimoine à leurs parens, pour s’appliquer tout entiers à la recherche de la vérité & à la pratique de la vertu.

Sprevit Anaxagoras, sprevit Democritus, atque
Complures alii (quorum sapientia toti est
Nota orbi) argentum atque aurum, Causasque malorum
Divitias. Quare ? Nisi quod non vera putarunt
Esse bona hæc, animum quæ curis impediunt, &
In mala præcipitant quam plurima.
[1]

Il est assez difficile, ce me semble, de ne pas se laisser entraîner par de si grands exemples, & de nier que les richesses ne soient infiniment plus nuisibles qu’utiles, quand d’un autre côté on voit Séneque peindre avec des traits de feu les maux affreux qu’elles causent nécessairement à la société, & les crimes que la soif de l’or fait commettre. Circa pecuniam, dit-il, plurimum vociferationis est : hæc, fora defatigat, patres liberosque committit, venena miscet, gladios tam percussoribus quam legionibus tradit. Hæc est sanguine nostro delibuta. Propter hanc uxorum maritorumque noctes strepunt litibus, & tribunalia magistratuum premit turba : reges sæviunt, rapiuntque, & civitates longo sæculorum labore constructas evertunt, ut aurum argentumque in cinere urbium scrutentur. Senec. de irâ, lib. III. cap. xxxij. circa fin.

« Depuis que les richesses, dit-il ailleurs, ont commencé à être en honneur parmi les hommes, & à devenir en quelque sorte la mesure de la considération publique, le goût des choses vraiment belles & honnêtes s’est entierement perdu. Nous sommes tous devenus marchands, & tellement corrompus par l’argent, que nous demandons, non point ce qu’est une chose en elle-même, mais de quel rapport elle est. Se présente-t-il une occasion d’amasser des richesses, nous sommes tour-à-tour gens de bien ou fripons, selon que notre intérêt & les circonstances l’exigent. Nous faisons le bien, & nous pratiquons la justice tant que nous espérons trouver quelque profit dans cette conduite, tout prêts à prendre le parti contraire si nous croyons gagner davantage à commettre un crime. Enfin les mœurs se sont détériorées au point que l’on maudit la pauvreté, qu’on la regarde comme un deshonneur & une infamie, en un mot qu’elle est l’objet du mépris des riches & de la haine des pauvres ».[2]

Ce ne sont point ici des idées vagues & jettées au hasard, ni de vaines déclamations, où l’imagination agit sans cesse aux dépens de la réalité, mais des faits confirmés par une expérience continuelle, & que chacun peut, pour ainsi dire, toucher par tous ses sens. Aussi le même philosophe ne craint-il pas d’avancer que les richesses sont la principale source des malheurs du genre humain, & que tous les maux auxquels les hommes sont sujets, comme la mort, les maladies, la douleur, &c. ne sont rien en comparaison de ceux que leur causent les richesses. Transeamus ad patrimonia, maximam humanarum ærumnarum materiam. Nam si omnia alia quibus angimur, compares, mortes, ægrotationes, metus, desideria, dolorum laborumque patientiam, cum iis quæ nobis mala pecunia nostra exhibet ; hæc pars multum prægravabit. Senec. de tranquill. animi, cap. viij. init. Il s’exprime encore avec plus de force dans sa 115. lettre.

« De continuelles inquiétudes, dit-il, rongent & dévorent les riches à proportion des biens qu’ils possedent. La peine qu’il y a à gagner du bien est beaucoup moindre que celle qui vient de la possession même. Tout le monde regarde les riches comme des gens heureux ; tout le monde voudroit être à leur place, je l’avoue : mais quelle erreur ! Est-il de condition pire que d’être sans cesse en butte à la misere & à l’envie ? Plût aux dieux que ceux qui recherchent les richesses avec tant d’empressement interrogeassent les riches sur leur sort, certainement ils cesseroient bientôt de desirer les richesses » ! Adjice quotidianas sollicitudines, que pro modo habendi quemque discruciant. Majore tormento pecunia possidetur, quam quæritur….. At felicem illum homines, & divitem vocant, & consequi optant, quantum ille possidet. Fateor. Quid ergo ? Tu ullos esse conditionis pejoris existimas, quam qui habent & miseriam & invidiam ? Utinam qui divitias appetituri essent cum divitibus deliberarent !….. Profecto vota mutassent.[3]

Que l’on fasse réflexion que celui qui parle dans ces passages est un philosophe qui possédoit des biens immenses, innumeram pecuniam, comme il le dit lui-même dans Tacite, annal. lib. XIV. cap. liij. & l’on sentira alors de quel poids un pareil aveu doit être dans sa bouche.

Mais consultons, si l’on veut, d’autres autorités : voyons ce que les auteurs les plus graves & les plus judicieux ont pensé de l’influence des richesses sur les mœurs, & des avantages de la pauvreté. « Ce n’est pas, disoit Diogene, pour avoir de quoi vivre simplement, avec des herbages & des fruits, qu’on cherche à s’emparer du gouvernement d’un état, qu’on saccage des villes, qu’on fait la guerre aux étrangers, ou même à ses concitoyens ; mais pour manger des viandes exquises, & pour couvrir sa table de mets délicieux ». Diogenes tyrannos, & subversores urbium bellaque vel hostilia, vel civilia, non pro simplici victu olerum pomorumque, sed pro carnium & epularum deliciis, adserit excitari. Diogen. apud Hieronym. adv. Jovinian. lib. II. pag. 77. A. tom. II. edit. Basil.

Justin faisant la description des mœurs des anciens scythes, dit qu’ils méprisent l’or & l’argent, autant que les autres hommes en sont passionnés, & que c’est au mépris qu’ils font de ces vils métaux, ainsi qu’à leur maniere de vivre simple & frugale, qu’il faut attribuer l’innocence & la pureté de leurs mœurs, parce que ne connoissant point les richesses,

  1. Palingen. Zodiac. vitæ, lib. II. vs. 442 ; & seqq. édit. Rotterd. ann. 1722. Voyez aussi Platon, in hipp. major. pag. 283. A. B. tom. III. édit. Hent. Steph. ann. 1578 ; & Plutarque, vie de Periclès, pag. 162. B. C. tom. A édit. Paris, ann 1614.
  2. Quæ (pecunia) ex quo in honore esse cæpit, verus retum honor cecidit : mercatoresque & venales invicem facti, quærimus, non qual sit quidque, sed quanti. Ad mercedem pii sumus, ad mercedem impii Honesta, quamdiu aliqua illis spes inest, sequimur : in contrarium transituri, scelera promittant….. denique eò mores redacti sunt, ut paupertas maledicto prebroque sit, contempta divitibus, invisa pauperibus. Senec. épist. 115.
  3. Voyez encore sa xiv. lettre vers la fin, où il rapporte une fort bonne pensée d’Epicure ; & joignez-y deux beaux fragmens de Philemon, qui se trouvent dans le recueil de le Clerc, num. 39 & 38, pag. 352, édit. Amstel. 1709.