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qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffroit le froid & la faim dans l’empire, & sur ce principe il fit détruire une infinité de monasteres de faquirs.

Ce principe sera toujours celui des gouvernemens sages & bien reglés. Ces grands corps de célibataires produisent une dépopulation d’autant plus grande, que ce n’est pas seulement en s’abstenant de rendre ce qu’ils doivent à la nature & à la société qu’ils la privent de citoyens ; c’est encore par les maximes sur lesquelles ils se régissent, c’est par leurs richesses & par les étendues immenses de terrein qu’ils possedent.

Les richesses des gens de main-morte, & en général de tous les corps, dont les acquisitions prennent un caractere sacré & deviennent inaliénables, n’ont pas plus d’utilité pour l’état, qu’un coffre fort n’en a pour un avare, qui ne l’ouvre jamais que pour y ajouter.

Un auteur moderne, estimable d’ailleurs par ses intentions en faveur de l’humanité, avance que les grandes possessions des moines sont les mieux cultivées, parce qu’étant riches, ils peuvent en faire la dépense, & qu’en cela au-moins ils sont utiles à l’état.

Quand il ne suffiroit pas de méconnoître & de tromper le vœu de la nature pour être dans l’absence de tous biens ; on a vû par ce qui a été dit ci-devant des inconvéniens des grandes propriétés, que l’auteur de la théorie de l’impôt s’est trompé, & qu’en cela comme en tout, ces établissemens sont tellement à charge à la société ; que si l’on n’y prend garde, ils parviendront à la fin à la détruire & à envahir tous ses biens. Le magistrat ou le ministere public a plus d’une fois été obligé de mettre un frein à cette cupidité.

Ne seroit-il pas plus avantageux à la république, que ces domaines d’une si grande étendue, fissent vivre autant de familles dans le travail qu’ils entretiennent de citoyens célibataires & isolés, dans l’oisiveté ? Je le demande à tout bon esprit qui ne sera pas superstitieux, & je ne crains point que la réponse soit négative. Il n’est pas nécessaire de répéter que ces domaines seroient encore mieux cultivés qu’ils ne le sont ; encore une fois, moins on possede, plus on est intéressé à le faire valoir ; & les terres qui produiront le plus, seront celles dont tout le produit sera suffisant, mais nécessaire pour les besoins du propriétaire & pour ceux de sa famille.

Par ce partage entre des citoyens utiles, des biens de ceux qui ne le sont pas, il est clair que la société seroit plus nombreuse ; les charges de l’état qui pourroient être reparties sur une plus grande quantité de personnes, seroient moins pesantes pour chacune ; l’état seroit plus riche & les particuliers moins oppressés.

Tous ces effets sont prouvés, & sous nos yeux : il n’y a point de prince protestant, dit l’auteur de l’esprit des lois, qui ne leve sur ses peuples beaucoup plus d’impôts que le souverain pontife n’en leve sur ses sujets ; cependant les derniers sont pauvres, pendant que les autres vivent dans l’opulence ; le commerce ranime tout chez les uns, & le monachisme porte la mort par-tout chez les autres.

Dans les pays de gens de main-morte, les ministres du culte national ne fournissent jamais rien à l’état ; ce qu’ils lui donnent, ils le lui ont pris. Ce n’est point de leurs propres fonds qu’ils payent les subsides qu’ils accordent, c’est de ceux qu’ils empruntent des autres citoyens ; ensorte que ceux-ci supportent indépendamment de leurs impositions personnelles, celles des premiers par les prêts qu’ils leur font pour les acquitter ; ainsi, c’est toujours de la seule portion des richesses qui circulent entre les autres classes de la société, que se tirent tous les tributs. Les riches-

ses de cet autre corps singulier qui sont les plus considérables,

restent dans leur intégrité, & s’augmentent sans cesse plutôt que de diminuer ; de cette maniere, elles doivent par une suite de tems absorber en totalité toutes celles de la république.

Il est aisé de sentir en quoi cet abus influe sur la population ; tout se tient en politique, tout est correspondant, comme en morale & en physique. Si ces gens n’empruntoient pas des autres citoyens, les fonds qu’ils prendroient sur eux pour acquitter leurs charges, passeroient dans la société. Ceux qu’ils empruntent n’y resteroient pas moins ; les uns & les autres en circulation favoriseroient l’agriculture, le commerce, l’industrie ; & sans agriculture, sans commerce, & sans industrie, il n’y a point de population.

Nos institutions militaires ont les mêmes inconvéniens, & ne sont pas moins opposées à la propagation que celles dont nous venons de parler. Nos armées ne multiplient point, elles dépeuplent autant en paix que pendant la guerre : nos maximes de guerre sont moins destructives, il est vrai, que celles des anciens, c’est-à-dire pour la maniere de la faire, pour celle de combattre, pour le pillage & les massacres qui sont beaucoup moins fréquens ; mais il faut vouloir se faire illusion à soi-même pour croire, par cette seule différence, que nos usages sont moins destructifs que ceux qu’ils avoient.

Notre tactique qui étend les troupes sur un plus grand espace, l’usage de l’artillerie & de la mousqueterie qui décide plus promptement le sort des batailles, les rend moins meurtrieres qu’elles ne l’étoient autrefois ; nous perdons moins de monde par les armes, mais il en périt davantage par la misere & par les fatigues auxquelles nos troupes ne sont point accoutumées.

Les pertes que causoient les guerres anciennes étoient plus grandes, mais elles étoient momentanées ; les nôtres sont constantes & continuelles.

Les armées étoient composées de citoyens qui ne coutoient rien, ou fort peu à l’état ; ils étoient mariés ; ils avoient des biens dans la république, & se retiroient chez eux après la guerre. Nos armées sont toujours subsistantes, même pendant la paix ; leur entretien occasionne la surcharge des impôts, qui réduit dans la misere les peuples qui les supportent, & par conséquent les éloigne eux-mêmes de la propagation. Elles sont composées de mercenaires, qui n’ont de bien que leur solde ; on les empêche de se marier, & l’on fait une chose raisonnable. Qui est-ce qui nourriroit leurs femmes & leurs enfans ? Leur paye ne suffit pas pour les faire vivre eux-mêmes ; c’est une multitude de célibataires perpétuellement existante, qui ne se reproduisent point, qu’il faut renouveller sans cesse par d’autres célibataires que l’on enleve à la propagation ; c’est un antropophagie monstrueuse, qui dévore à chaque génération une partie de l’espece humaine. Il faut convenir que nous avons des opinions & des contrariétés bien bizarres ; on trouve barbare de mutiler des hommes pour en faire des chanteurs, & l’on a raison ; cependant on ne trouve point qu’il le soit de les châtrer pour en faire des homicides.

C’est le desir de dominer ; c’est le faste, le luxe & la vanité, plutôt que la sureté des états, qui ont introduit en Europe l’usage de conserver même en pleine paix, ces multitudes de gens armés dont on ne tire aucune utilité, qui ruinent les peuples, & qui épuisent également les hommes & les richesses des puissances qui les entretiennent. Plus il y a de gens à commander, plus il y a de dignités ; plus il y a de dignités, plus il y a de dépendance & de courtisans pour les obtenir. Aucune puissance n’a gagné pour sa sureté à cet accroissement de charges qu’elle