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cidivée ; mais à la seconde fois, il prive les déserteurs & ceux qui les ont débauchés, des consolations spirituelles, ou refuse des confesseurs aux catholiques, & des ministres à ceux des autres communions. On ne sauroit croire combien la crainte de mourir sans être réconcilié avec le ciel, retient ses soldats dans le devoir & dans la fidélité. C’est ainsi que le grand homme forcé de plier son génie à celui de son siecle, obligé de se servir de ce qu’il trouve, ne pouvant faire tout le bien dont il seroit capable, fait au moins tout celui qui lui est possible.

Les Perses n’ont été si nombreux, dit M. de Montesquieu (j’ajoute & leur pays si cultivé), que parce que la religion des mages enseignoit que l’acte le plus agréable à Dieu, étoit de faire un enfant, de labourer un champ, & de planter un arbre.

Les gymnosophistes de l’Inde vouloient qu’on laissât après soi deux enfans qui remplaçassent leur pere ou leur mere ; ils s’abstenoient de connoître leurs femmes aussi-tôt qu’ils en avoient eu deux enfans ; mais ces bons philosophes ne voyoient pas que pour amener deux hommes à l’état nubile il faut bien plus de deux enfans. Leur dogme étoit contraire à la population ; ils demeuroient en reste & avec l’espece humaine & avec la société.

Les cultes européens lui sont encore plus contraires. Leur doctrine porte les hommes à s’isoler, elle les éloigne des devoirs de la vie civile. Chez eux l’état le plus parfait est le plus opposé à la nature, & le plus préjudiciable au bien public ; c’est le célibat. Une multitude d’êtres des deux sexes vont ensevelir avec eux dans des retraites des postérités perdues. Sans compter les ministres de la religion & les rigoristes, qui font vœu d’être inutiles à la propagation de l’espece ; & cette abstinence est dans ces religions la vertu par excellence. Comme si le plus grand des vices n’étoit pas de tromper la nature, & de subsister aux dépens de l’espece envers laquelle on ne remplit aucune de ses obligations. Un homme dont personne ne contestera la vertu, les bonnes mœurs & les lumieres, l’abbé de * * * * fortement touché des obligations de la nature, avoit consacré un des jours de la semaine à la propagation.

La politique des Grecs & des Romains sur cet objet étoit bien opposée aux usages modernes ; ils avoient des lois pénales contre ceux qui vouloient se soustraire au mariage ; & les Grecs accordoient des distinctions aux citoyens qui en avoient donné d’autres à la république : ceux qui n’étoient point mariés étoient notés d’infamie ; ils étoient exclus par les lois de Licurgue, de certaines cérémonies, obligés d’aller nuds au milieu du marché en hiver, & de chanter une chanson à leur honte ; les jeunes gens étoient dispensés de leur rendre le respect qu’ils devoient à leurs aînés : « Tu ne dois pas attendre de moi, dans le tems que je suis jeune, un honneur que tes enfans ne sauront me rendre lorsque je serai vieux », disoit dans une assemblée publique un jeune lacédémonien à Dercylle, homme puissant, qu’il refusoit de saluer parce qu’il vivoit dans le célibat.

Ces nations se fortifioient en souffrant parmi elles toutes sortes de cultes. Lorsque l’on voulut à Rome les réduire à un seul, la puissance des Romains fut détruite. Cet exemple s’est répété trop souvent. Quelques contrées de l’Europe ne répareront peut-être jamais les pertes que l’une a faites par l’expulsion des Maures, & l’autre par la révocation d’un édit. Rien ne prouve mieux l’étendue de ces pertes, dit l’illustre historien du czar Pierre le Grand, que le nombre de refugiés qui se trouva dans le regiment que forma dans le même tems en Russie le général le Fort.

A la Chine on est si convaincu que la tranquillité de l’état, sa prospérité & le bonheur des peuples dépendent de la tolérance de l’administration en ma-

tiere religieuse, que pour être mandarin, & par

conséquent magistrat, il faut par une condition absolue, n’être attaché à aucun culte particulier.

Chez les anciens, le magistrat non moins éclairé pensoit de même. Il n’avoit garde de considérer les cultes comme exclusifs, & de souffrir qu’aucun prétendît à la prééminence sur les autres. Aussi les religions anciennes ne rendoient-elles ni cruel, ni intolérant. Elles conservoient les hommes au lieu de les détruire, elles les encourageoient à se multiplier au-lieu de les en détourner. Les horreurs des guerres de religion y étoient inconnues. Parmi nous, les fureurs du dogme, le zele forcené des guerres d’outre-mer en ont égorgé des millions.

Gélon réduit les Carthaginois à l’humiliante nécessité de lui demander la paix ; la seule condition qu’il leur impose, est de ne plus immoler à l’avenir leurs propres enfans. Alexandre ayant vaincu les Bactriens, les oblige à ne plus faire mourir leurs peres vieux. Les Espagnols découvrent les Indes, ils en font la conquête, & tout-à-coup un peuple entier est anéanti de la surface de la terre, & c’est la gloire du culte qui en est le prétexte. Voilà les faits, il n’y a qu’à comparer & juger.

On sait ce qu’il en a coûté à une puissance de l’Europe, lorsqu’elle entreprit de détruire toutes les sectes par la violence. Ses provinces resterent inhabitées ; la superstition montroit au souverain le nombre des fidéles augmenté, mais elle lui cachoit avec soin la diminution de ses sujets, fuyant en foule chez les puissances voisines, y portant leurs richesses & leur industrie. Le prince pieusement abusé qui dévastoit ainsi ses états, croyoit plaire à l’être suprème : on lui disoit qu’il exécutoit sa volonté. Le même motif détermina son prédécesseur à donner la loi qui rendoit esclaves les negres de ses colonies. Il se faisoit une peine extrème d’y souscrire ; on lui persuada que c’étoit la voie la plus sure pour les convertir : il y consentit.

Cette fureur de ramener tous les hommes à une même formule religieuse, & de les contraindre à penser tous de même dans une matiere où l’on est si peu maître de sa maniere de penser, est un fléau dont l’humanité n’a point éprouve les horreurs dans le paganisme. Les cultes anciens étoient si éloignés d’inspirer tant de cruauté, qu’on punit à Athènes un aréopagite qui avoit tué un moineau poursuivi par un épervier, qui s’étoit sauvé dans son sein. On y fit mourir un enfant qui annonçoit un de ces caracteres féroces, par le plaisir qu’il avoit pris à crever les yeux d’un oiseau.

Enfin ce despotisme spirituel qui prétend assujettir jusqu’à la pensée à son sceptre de fer, doit encore avoir le terrible effet de produire à la longue le despotisme civil. Celui qui croit pouvoir forcer les consciences, ne tarde pas à se persuader qu’il peut tout. Les hommes ont trop de penchant à augmenter l’autorité qu’ils ont sur les autres ; ils cherchent trop à s’égaler à ce qu’ils croient au-dessus d’eux, pour résister à l’exemple que le fanatisme leur donne au nom de la divinité. Aussi voyons nous d’un côté la liberté lutter sans cesse contre le pouvoir absolu, tandis que de l’autre elle a succombé tout-à-fait sous le Mahométisme.

Un autre inconvénient des cultes nouveaux qui n’est pas moins préjudiciable à la multiplication de l’espece que tout ce que nous venons de dire, c’est de séparer les hommes non-seulement pour le spirituel, mais encore corporellement. Ils élevent entre eux des barrieres que tous les efforts de la raison ne peuvent briser. On diroit que ce ne sont ni des êtres d’une même espece, ni les habitans d’un même globe. Chaque culte, chaque secte forme un peuple à part qui ne se mêle point avec les autres ; & dans le fond