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température des climats plus ou moins favorable, la stérilité de la terre dans d’autres, l’inclémence des saisons, les tremblemens de terre, les inondations de la mer, les guerres, les pestes, les famines, les maladies, ajoutons-y même les travaux périlleux que les hommes entreprennent, enfin la corruption des mœurs & les vices des différens gouvernemens ; c’est n’opposer que des causes accidentelles & locales à une difficulté générale.

Tous ces accidens sont bien en effet des motifs de destruction pour les hommes, mais 1°. tout le genre humain n’en est pas affligé en même tems ; on ne connoît que deux exemples où le monde entier en ait été attaqué. Le premier, que la forme sphérique de la terre pourroit rendre problématique, seroit un déluge universel ; le second une peste dont parle l’histoire, & qui fut, dit-on, si générale & si violente, qu’elle ébranla les racines des plantes, qu’elle se fit sentir dans tout le monde connu, & même jusqu’à l’empire du Catay, dit M. de Montesquieu : à l’exception de ces deux fléaux, les autres ont toujours été particuliers, & n’ont porté que sur une partie du genre humain, souvent sur la plus petite.

2°. Si l’on considere la médiocrité du nombre des hommes qui peuvent périr dans ces cas particuliers, & qu’on les compare à la prodigieuse quantité qu’il devroit y en avoir, suivant les calculateurs dont nous avons parlé, on conviendra que ces pertes ont dû être insensibles, & dans le rapport du fini à l’infini.

Ce n’est donc point dans ces causes que l’on trouvera celle de la différence qui existe entre la population réelle & celle qui résulteroit de ces supputations. C’est plutôt dans les fausses opinions sur lesquelles elles sont fondées ; c’est dans la vérité des lois invariables de la nature, qui, sans doute a déterminé le nombre des êtres de tous les tems.

Abandonnons tous les calculs ; les suppositions sur lesquelles ils peuvent être établis sont trop imaginaires. Il est trop difficile de fixer la maniere & le tems où le genre humain a commencé. En parlant philosophiquement, & abstraction faite pour ce moment, de tout dogme respectable & révélé. L’origine de la nature est plus éloignée qu’on ne croit. Pourquoi auroit-elle été une éternité sans exister ? Et puis qu’est-ce que c’est qu’une éternité sans durée ? Et qu’est-ce que la durée sans existence ?

Voyons néanmoins s’il est possible que la terre ait été plus abondamment peuplée dans les siecles reculés, qu’elle ne l’est de nos jours, & sur quels principes on a pu le penser.

« La grandeur des monumens anciens, dit M. Wallace, nous offre une scene plus vaste & plus magnifique, des armées plus nombreuses, ce qui suppose une plus grande foule de monde que ne nous l’offrent les siecles modernes ».

Le récit des historiens de l’antiquité justifie l’opinion de cet auteur, & celle des savans qui ont pensé comme lui.

Par l’énumération que fait Homere, liv. II. de l’Iliade, des vaisseaux employés par les Grecs pour le transport des troupes destinées au siege de la ville de Troie, & du nombre d’hommes que portoit chacun de ces vaisseaux, il paroît que leur armée étoit de 100810 hommes ; Thucidide observe dans le I. l. de son histoire, que les Grecs auroient pu mettre sur pié une armée plus nombreuse, s’ils n’avoient pas craint de manquer de vivres dans un pays étranger.

Suivant ce qu’Athenée rapporte du nombre des habitans d’Athènes & de l’Attique ; la Grece, composée seulement de l’Epire, de la Thessalie, de l’Achaïe & du Péloponnèse, devoit contenir quatorze millions d’habitans, en les évaluant proportionnelle-

ment au nombre de ceux qui se trouvoient à Athènes & dans l’Attique.

Si l’on en croit Hérodote, l’Egypte du tems d’Amasis, un peu avant la fondation de l’empire des Perses par Cyrus, étoit très-peuplée ; elle contenoit 20000 villes toutes habitées. On y tenoit quelquefois à la solde 410000 soldats, tous nés égyptiens. Le nombre des citoyens devoit être dans cette proportion de plus de 30 millions. Il est vrai que Thebes & Memphis étoient des villes considérables. La premiere est connue pour une des plus grandes que le monde ait vû ; on en peut croire Tacite, qui en parle de cette maniere ; mais le reste des 20000 villes de l’Egypte étoit tout au plus de grands villages, dont il ne faut point se faire une idée sur celle qu’on a de la ville de Thèbes.

Diodore de Sicile remarque aussi que cette partie de la terre étoit anciennement le pays le plus peuplé de l’univers ; il rapporte un fait singulier qui le confirmeroit & qui mérite d’être cité.

Le jour, dit-il, que Sesostris vint au monde, il naquit en Egypte plus de 1700 enfans mâles. Le pere de ce jeune prince, qui y régnoit alors, fit élever tous ces enfans avec son fils, & leur donna la même éducation, espérant que nourris & vivant avec lui dès leur plus tendre enfance, ils seroient toujours ses amis. Henri IV. faisant promener ses enfans dans les rues de Paris, & se plaisant à les voir baiser & caresser par son peuple, peut être comparé au pere de Sesostris. Il n’y a que les grands rois qui sachent que l’amour de leurs sujets vaut mieux que leur crainte. Sesostris eut en effet beaucoup d’amis, de sages conseillers, de grands généraux, & son regne fut illustre.

S’il naissoit chaque jour dans ses états autant d’enfans mâles qu’il en vint au monde le jour de sa naissance, & que l’on ajoute la même quantité pour les filles, l’Egypte devoit être peuplée de plus de 34 millions d’habitans ; mais l’action de son pere & la remarque même des historiens, prouve que l’on regarda la naissance de ces 1700 enfans mâles en un même jour, comme un événement fort extraordinaire ; ainsi ce fait ne prouve rien pour la population de l’Egypte, non plus que pour la dépopulation qui s’y trouve aujourd’hui.

On lit dans le même historien, que de son tems il regardoit déja la terre comme dépeuplée ; il ne vouloit pas qu’on jugeât du récit qu’il faisoit des nombreuses armées des anciens, par le petit nombre de celles qui existoient alors. Il écrit que Ninus mena contre les Bactriens 1700000 hommes d’infanterie, 210000 de cavalerie, 10600 chariots, & que le roi de Bactrie vint au-devant de cette armée avec 400000 hommes. Dans un autre endroit, il dit que Sémiranis assembla deux millions d’hommes pour bâtir Babylone ; que cette princesse avoit dans l’Inde une armée de trois millions de fantassins, d’un million & demi de cavaliers, 100000 chariots & 100000 hommes sur des chameaux préparés comme des éléphans. En parlant d’une expédition des Medes contre les Cadusiens, il remarque qu’ils avoient une armée de 800000 hommes, & les Cadusiens de 200000.

On trouve dans Strabon que beaucoup d’états & de villes étoient fort déchus de son tems ; que les Getes & les Daces, qui mettoient autrefois 200000 hommes sur pié, ne pouvoient plus en rassembler la moitié.

Ces historiens, & tous ceux qui en ont parlé, font l’Italie beaucoup plus peuplée avant que les Romains l’eussent subjuguée. Le récit qu’ils font des guerres que la Sicile eut à soutenir contre Carthage & d’autres puissances qui l’attaquerent ; des fortes armées que cette île opposoit à ses ennemis, sur-tout de celles qu’elle eut sous les deux Dions, supposent encore que le nombre de ses habitans étoit prodigieux.