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nance de 1670, tit. XV. & Accusé, Confrontation, Récollement. (A)

RECONNOISSANCE, s. m. (Morale.) c’est un acte excellent de bienveillance envers ceux qui se sont montrés bienfaisans envers nous, & cet acte nous excite fortement à rendre la pareille autant que nous le pouvons, mais toujours sans donner aucune atteinte au bien public. Si vous aimez mieux une définition plus courte & moins philosophique, la reconnoissance est le sentiment d’un bienfait qu’on a reçu.

Ce sentiment attache fortement au bienfaiteur avec le desir de lui en donner des preuves par des effets sensibles, ou du-moins d’en chercher les occasions.

Il ne faut point confondre ce sentiment noble & pur avec une adulation servile, qui n’est autre chose qu’une demande déguisée. On ne voit que trop souvent de ces bas adulateurs toujours avides, jamais honteux de recevoir, se passionnant sans rien sentir, & prodiguant des éloges pour obtenir de nouvelles faveurs. Leurs propos, leurs transports, leurs panégyriques annoncent la fausseté. La reconnoissance, de même que l’amour, ne s’exprime peut-être jamais de si mauvaise grace que quand elle est véritable.

« Les branches d’un arbre, dit le Bramine inspiré, rendent à la racine la seve qui les nourrit ; les fleuves rapportent à la mer les eaux qu’ils en ont empruntées. Tel est l’homme reconnoissant : il rappelle à son esprit les services qu’il a reçus, il chérit la main qui lui fait du bien ; & s’il ne peut le rendre, il en conserve précieusement le souvenir. Mais ne reçois rien de l’orgueil ni de l’avarice ; la vanité de l’un te livre à l’humiliation, & la rapacité de l’autre n’est jamais contente du retour quel qu’il puisse être ».

Je veux même que la reconnoissance coute à un cœur, c’est-à-dire qu’il se l’impose avec peine, quoiqu’il la ressente avec plaisir, quand il s’en est une fois chargé. Il n’y a point d’hommes plus reconnoissans que ceux qui ne se laissent pas obliger par tout le monde ; ils savent les engagemens qu’ils prennent, & ne veulent s’y soumettre qu’à l’égard de ceux qu’ils estiment. On n’est jamais plus empressé à payer une dette que lorsqu’on l’a contractée avec répugnance, & l’honnête-homme qui n’emprunte que par nécessité gémiroit d’être insolvable.

Comme les principes des bienfaits sont fort différens, la reconnoissance ne doit pas être toujours de la même nature. Quels sentimens, dit très-bien M. Duclos, dois-je à celui qui par un mouvement d’une pitié passagere n’a pas cru devoir refuser une parcelle de son superflu à un besoin très-pressant ? Que dois-je à celui qui, par ostentation ou par foiblesse, exerce sa prodigalité sans acception de personne, sans distinction de mérite ou d’infortune ? à celui qui par inquiétude, par un besoin machinal d’agir, d’intriguer, de s’entremettre, offre à tout le monde indifféremment ses démarches, ses sollicitations & son crédit ? Mais une reconnoissance légitime & bien fondée emporte beaucoup de goût & d’amitié pour les personnes qui nous obligent par choix, par grandeur d’ame & par pure générosité. On s’y livre tout entier, car il n’y a guere au monde de plus bel excès que celui de la reconnoissance. On y trouve une si grande satisfaction, qu’elle peut seule servir de récompense.

La pratique de ce devoir n’est point pénible comme celle des autres vertus ; elle est au contraire suivie de tant de plaisir, qu’une ame noble s’y abandonneroit toujours avec joie, quand même elle ne lui seroit pas imposée : si donc les bienfaiteurs sont sensibles à la reconnoissance, que leurs bienfaits cherchent le mérite, parce qu’il n’y a que le mérite qui soit véritablement reconnoissant. (D. J.)

Reconnoissance, Ressentiment, (Synon.) ces deux mots désignent une même chose, avec cette différence que le second seul & sans régime signifie ordinairement le ressouvenir d’une injure, le dépit, la colere, ensorte que c’est ce qui précede & ce qui suit, qui le détermine en bonne ou en mauvaise part ; néanmoins ressentiment au pluriel ne se prend jamais dans un sens favorable.

Le poids de la reconnoissance est bien léger quand on ne le reçoit que des mains de la vertu ; mais affecter de la reconnoissance pour des graces qu’on n’a point éprouvées, c’est travailler bassement à en obtenir. S’il est d’une belle ame, d’avoir un tendre & vif ressentiment des bienfaits qu’elle reçoit, il n’en résulte cependant pas qu’il faille conserver un ressentiment vindicatif des injures qu’on nous fait, parce que le christianisme demande le sacrifice de notre ressentiment ; d’ailleurs on doit toujours consacrer ses ressentimens particuliers au bien de l’état & à l’avancement de la religion.

Il y a des prétendus actes de reconnoissance qui ne sont que des procédés, quelquefois même intéressés, comme il y a chez les amans, des témoignages de colere & de ressentiment, qui ne sont que des signes d’une passion prête à se réveiller avec plus de force.

Quelques hommes offensent, & puis ils se fâchent ; la surprise où l’on est de ce procédé ne laisse pas de place au ressentiment : quelques-uns se vantent de services qu’ils ne vous ont point rendus, & par-là ils vous dégagent des liens de la reconnoissance.

On se loue des grands, on s’épuise en termes de reconnoissance ; cela signifie souvent qu’on se loue soi-même, en disant d’eux tout le bien qu’ils nous ont fait, ou même qu’ils n’ont pas songé à nous faire. On loue les grands, pour marquer qu’on les voit de près, rarement par estime ou par reconnoissance : on ne connoît pas souvent ceux que l’on loue. La vanité ou la légereté l’emportent quelquefois ; on est mal-content d’eux, & on les loue.

Pison, après la mort de Germanicus, se rendit auprès de Drusus, en qui il comptoit trouver moins de ressentiment de la mort d’un frere, que de reconnoissance de l’avoir défait d’un rival. (D. J.)

Reconnoissance, en Poësie dramatique ; la reconnoissance, dit Aristote, est, comme son nom l’indique, un sentiment qui faisant passer de l’ignorance à la connoissance, produit ou la haine ou l’amitié dans ceux que le poëte a dessein de rendre heureux ou malheureux. Aristote remarque ensuite que la plus heureuse reconnoissance est celle qui cause la péripétie, laquelle change entierement l’état des choses.

La reconnoissance est simple ou double : la simple est celle où une personne est reconnue par un autre qu’elle connoît : la double est quand deux personnes qui ne se connoissoient point viennent à se reconnoître, comme dans l’Iphigénie d’Euripide, où Oreste reconnoît cette princesse par le moyen d’une lettre, & elle le reconnoit par un habit, ensorte qu’elle échappe des mains d’un peuple barbare par le secours d’Oreste, ce qui contient deux reconnoissances différentes qui produisent le même effet.

Les manieres de reconnoissance peuvent être extrèmement diversifiées, & dépendent de l’invention du poëte : mais quelles qu’elles soient, il faut toujours les choisir vraissemblables, naturelles, & si propres au sujet, que l’on ait lieu de croire que la reconnoissance n’est point une fiction, mais une partie qui naît de l’action même.

La reconnoissance se fait quelquefois par le raisonnement. C’est ainsi que Chrysothemis reconnoît dans l’Electre de Sophocle qu’un de ses parens est arrivé dans Argos, parce qu’elle voit sur le tombeau d’Agamenmon une grande effusion de