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aussi Fontanon, Imbert, Bouchel, le tit. 19 de l’ordon. criminelle. (A)

Question, (Procédure criminelle.) on vient de lire des détails instructifs pour des juges criminels ; mais puisqu’il n’est point défendu d’examiner les matieres les plus délicates du droit, nous profiterons de ce privilege en suivant l’exemple de plusieurs savans & citoyens, qui de tout tems ont osé exposer les inconvéniens qu’ils croyoient appercevoir dans la pratique de la question, ou pour mieux parler de la torture. La soumission des sujets demande bien qu’on obéisse aux magistrats, mais non pas qu’on les croie infaillibles, & qu’entre deux usages, ils n’aient pû embrasser le pire. C’est pour cela qu’il est permis de représenter avec respect les abus, afin d’éclairer le souverain, & de le porter par sa religion & par sa justice, à les réformer.

Je pourrois remarquer que les Athéniens n’usoient de la question qu’en cas de crime de lèse-majesté, & qu’ils ne connoissoient point la question préparatoire ; que chez les Romains, la naissance, la dignité, la profession militaire garantissoient de ce tourment, & que les seuls esclaves sur lesquels on avoit droit de vie & de mort, y étoient exposés ; que semblablement du tems de Charlemagne, la question ne se donnoit qu’aux esclaves : mais ces remarques sont foibles dès que la loi de la nature crie contre cette pratique, sans y mettre aucune exception vis-à-vis de qui que ce soit.

Indépendamment de la voix de l’humanité, la question ne remplit point le but auquel elle est destinée. Que dis-je, c’est une invention sûre pour perdre un innocent, qui a la complexion foible & délicate, & sauver un coupable qui est né robuste. Ceux qui peuvent supporter ce supplice, & ceux qui n’ont pas assez de force pour le soutenir, mentent également. Le tourment qu’on fait souffrir dans la question est certain, & le crime de l’homme qui souffre ne l’est pas ; ce malheureux que vous appliquez à la torture songe bien moins à déclarer ce qu’il sait, qu’à se délivrer de ce qu’il sent. Ainsi, comme le dit Montagne, les gehennes sont d’une dangereuse invention ; c’est, continue-t-il, « un essai de patience plus que de vérité ; car, pourquoi la douleur fera-t-elle plûtôt confesser à un malheureux ce qui est, qu’elle ne le forcera de dire ce qui n’est pas ? & au rebours, si celui qui n’a pas fait ce dont on l’accuse, est assez patient que de supporter ces tourmens, pourquoi ne le sera celui qui a fait un crime, un si beau guerdon que celui de la vie lui étant assuré ? en un mot, c’est un moyen plein d’incertitude & de danger : que ne diroit-on, que ne feroit-on pas pour fuir à si grieves douleurs ? D’où il advient que celui que le juge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir innocent & géhenné ».

Un état bien lamentable est donc celui d’un homme innocent, à qui la question arrache l’aveu d’un crime ; mais l’état d’un juge qui se croyant autorisé par la loi, vient de faire souffrir la torture à cet homme innocent, doit être selon moi, un état affreux. A-t-il quelques moyens de le dédommager de ses souffrances ? Il s’est trouvé dans tous les tems des hommes innocens, à qui la torture a fait avouer des crimes dont ils n’étoient point coupables. La véhémence de la douleur, ou l’infirmité de la personne, fait confesser à l’innocent ce qu’il n’a pas commis ; & l’obstination des coupables qui se trouvent robustes & plus assurés dans leurs crimes, leur fait tout dénier.

Charondas, liv. IX. rép. 1. en rapporte un exemple très-déplorable. Un mari accusé d’avoir assassiné sa femme, nie le fait ; les présomptions étoient toutes contre lui, & même le soir de sa retraite, il avoit violemment maltraité cette femme, & s’étoit ensuite sauvé du logis. Sur ces demi-preuves, on l’applique à la question ; il confesse le meurtre ; on le condamne

à la mort. Appel du jugement. Dans le tems qu’on fait le rapport du procès, tout entier à sa charge, la femme qui s’étoit cachée dans la maison d’un prêtre, son corrupteur, se représente. On comprend bien que l’arrêt qui intervint, déchargea de l’accusation le prétendu coupable : mais la torture qu’il avoit soufferte, le juge, ou si l’on veut, la loi, pouvoit-elle réparer les maux qu’il avoit endurés ?

Si je le voulois bien, il me seroit facile de citer plusieurs autres exemples de gens appliqués à la question, qui préférant une prompte mort à de longs supplices, ont, pour s’en délivrer, confessé des crimes dont ils n’étoient pas coupables. Voyez S. Jerôme, épit. 34. & Papon, l. XXIV. tit. 8. nomb. 1. & Louis Vivès, dans son comment. sur S. Augustin, de civit. Dei, liv. XIX. ch. vj. où il se déclare hautement contre la torture.

Je ne serois pas même embarrassé d’alléguer de nouvelles raisons contre la torture, qu’on a point encore proposées. Il est du-moins certain que si l’on ne peut ôter la vie à un homme sur une preuve douteuse, celle que l’on arrache par la force des tourmens, sera toujours douteuse ; & par conséquent la confession extorquée ne peut servir de fondement à une condamnation à la mort. Si l’on croit ne devoir pas prononcer de jugement sur la confession volontaire d’une personne, on ne peut pas mieux ordonner le dernier supplice sur la confession que l’on arrache à force de supplices.

Une autre réflexion s’offre à mon esprit ; comme nous prétendons que la religion, la justice & les mœurs s’opposoient au combat judiciaire, nous devrions trouver également que les tortures y sont contraires ; autrement nous sommes inconséquens dans nos principes ; car il n’est pas moins possible qu’un accusé criminel résiste à la violence de la question, qu’il l’étoit que ce même homme vainquit & subjuguât son accusateur ; cependant, malgré cet inconvénient commun aux duels & aux tortures, on a gardé l’usage des tortures dans ces mêmes pays, où l’on a sévérement réprimé les duels, du-moins par les lois.

J’ajoute que la question, loin d’être utile pour découvrir les vrais complices d’un crime, pourroit quelquefois nuire à ce projet. Lorsque Guillaume Laud, évêque de Londres, menaça Felton, qui avoit assassiné le duc de Buckingham, de le faire appliquer à la torture, s’il ne déclaroit ses complices, il lui répliqua : « Mylord, je ne sais ce que les tourmens de la question me feront dire, mais il se pourra que je vous nommerai comme le premier de mes complices, ou quelqu’autre membre du conseil du roi ; ainsi vous ferez bien de m’épargner des tourmens inutiles ».

Enfin la question contre les criminels n’est point dans un cas forcé : nous voyons aujourd’hui une nation très-polie, & aussi éclairée que respectueuse envers l’humanité, qui a rejetté ce supplice sans inconvénient, même dans le cas de haute trahison ; il n’est donc pas nécessaire par sa nature. Mais tant d’habiles gens & de beaux génies ont écrit sur cette matiere, qu’il est inutile que je m’étende davantage à la discuter. Ainsi pour exemple, je renvoie le lecteur en particulier, à l’ouvrage de Jean Grevius. Il est intitulé, Tribunal reformatum, in quo sanioris & tutioris justitia via judici christiano in processu criminali demonstratur, rejectâ & fugatâ torturâ, cujus iniquitatem, multiplicem fallaciam, atque illicitum inter christianos usum, aperuit, Joh. Grevius Clivensis Homb. 1624, in-4°. Cet ouvrage a produit des effets salutaires en Hollande. On a laissé dormir la loi qui prescrivoit la question ; on n’en a fait aucun usage dans les Provinces-Unies depuis plus de cent ans.

Je couronne mon article par ces paroles de Quintilien, Inst. Orat. lib. V. c. iv. Sicut in tormentis quo-