Parties du tout, cela ne se peut, car le tout & ses parties c’est une même chose ; parties les unes des autres ou d’elles-mêmes, cela ne se peut.
Mais s’il n’y a notion certaine ni du tout ni de ses parties, il n’y aura notion certaine ni d’addition ni de soustraction, ni d’accroissement, ni de diminution, ni de corruption ; ni de génération, ni d’aucun autre effet naturel.
Si la substance est fluxile, comme le prétendent les dogmatiques, & que sans cesse il s’en échappe quelque chose, & que sans cesse quelque chose s’y joigne, il n’y a point de corps en repos, aucun état permanent dans la substance.
Si le lieu est l’espace que le corps occupe, ou il a les dimensions mêmes du corps, ou il ne les a pas ; s’il les a, c’est la même chose que le corps ; s’il ne les a pas, le lieu & le corps sont inégaux.
Les dogmatiques ne savent ce que c’est que le lieu, l’espace & le vuide, sur-tout s’ils distinguent le lieu du vuide ; l’espace ayant des dimensions, il s’ensuit ou que des corps se pénetrent, ou que le corps est son propre espace.
A juger du tems par les apparences, c’est quelque chose ; par ce qu’en disent les dogmatiques, on ne sait plus ce que c’est.
La notion du tems est liée à celle du mouvement & du repos. Si de ces trois idées il y en a une d’incertaine, les autres le deviennent.
Le tems peut-il être triple ? Le passé & le futur ne sont pas : l’un n’est plus, l’autre n’est pas encore. Le présent s’échappe, & sa vîtesse le dérobe à notre conception.
Le sceptique compte dans la société, il sait ce que c’est que nombre quand il n’en dispute pas avec les dogmatiques ; mais il ne les a pas plutôt entendus sur ce sujet, que toutes ses notions se confondent.
Lorsque les dogmatiques rapportent le bien à ce qui excite notre desir, à ce qui nous est utile, à ce qui fait notre bonheur, ils spécifient bien les effets du bien, mais ils ne désignent point ce que c’est.
Chacun a son bien particulier. Il n’y a aucun bien qui soit bien & qui le soit de la même maniere pour deux individus : la notion du bien est donc aussi vague qu’aucune autre.
Le desir du bien n’est pas le bien, sans quoi nous aurions le bien que nous desirons ; ce n’est pas la chose desirée, car la chose desirée n’est en elle-même ni le bien ni le mal. Le bien n’est donc-ni en nous, ni hors de nous : ce n’est donc rien.
Quand le sceptique établit entre les choses les distinctions de bien & de mal, de juste & d’injuste, il se conforme à l’usage, au-lieu que le dogmatique croit se conformer à l’évidence & à la raison.
Le sceptique est sans passion relativement à certaines choses, & très-modéré dans sa passion relativement à d’autres. Tout est affaire de convention pour lui. Il sait que ce qui est bien dans un moment & pour lui, dans le même moment est mal pour un autre, & dans le moment suivant sera mal pour lui ; que ce qui est estimé honnête ou deshonnête dans Athènes ou dans Rome, prend ailleurs le nom d’indifférent. quoi qu’il voye, quoi qu’il entende, quoi qu’on fasse, il reste immobile ; tout lui paroît également bien ou mal, ou rien en soi.
Mais si le bien & le mal ne sont rien en soi, il n’y a plus de regle ni des mœurs ni de la vie.
La vertu est une habitude ; or on ne sait ce que c’est qu’une habitude ni en soi ni dans ses effets.
Les mots d’arts & de sciences sont pour le sceptique vuides de sens. Au reste, il ne soutient ces paradoxes que pour se détacher des choses, écarter les troubles de son ame, réduire ce qui l’environne à sa juste valeur, ne rien craindre, ne rien desirer, ne rien admirer, ne rien louer, ne rien blâmer, être
heureux, & faire sentir au dogmatique sa misere & sa témérité.
D’où l’on voit que le doute avoit conduit le sceptique à la même conclusion que le stoïcien tenoit de la nécessité.
Que ces philosophes avoient rendu à la Philosophie un service très-important en découvrant les sources réelles de nos erreurs, & en marquant les limites de notre entendement.
Qu’au sortir de leur école on devoit prononcer avec beaucoup de circonspection sur les choses qu’on croyoit entendre le mieux.
Que leur doctrine indiquoit les objets sur lesquels nous étions dans les ténebres & que nous ne connoîtrions jamais.
Qu’elle tendoit à rendre les hommes indulgens les uns envers les autres, & tempérer en tous l’impétuosité des passions.
Et que la conclusion qu’on en tiroit, c’est qu’il y a dans l’usage de la raison une sorte de sobriété dont on ne s’écarte point impunément.
Il n’étoit pas possible qu’une secte qui ébranloit tout principe, qui disoit que le vice & la vertu étoient des mots sans idées, & qu’il n’y avoit rien en soi de vrai & de faux, de bon & de mauvais, de bien & de mal, de juste & d’injuste, d’honnête & de deshonnête, fît de grands progrès chez aucun peuple de la terre. Le sceptique avoit beau protester qu’il avoit une maniere de juger dans l’école & une autre dans la société, il est sûr que sa doctrine tendoit à avilir tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes. Nos opinions ont une influence trop immédiate sur nos actions, pour qu’on pût traiter le scepticisme avec indifférence. Cette philosophie cessa promptement dans Athènes ; elle fit peu de progrès dans Rome, sur-tout sous les empereurs. Auguste favorisa les Stoïciens & les Péripatéticiens ; ses courtisans étoient tous épicuriens ; le supersticieux Tibere inclina pour le pythagorisme & sa divination ; Caïus, Claude, & Néron ne firent aucun cas de la Philosophie & des Philosophes ; les Pythagoriciens & les Stoïciens furent en honneur à la cour de Vespasien & de Tite ; Trajan & Adrien les aimerent tous indistinctement. Les Antonins professerent eux-mêmes la philosophie dogmatique & stoïcienne. Julie concilia la faveur de Sévere aux Platoniciens ; il parut cependant de tems-en-tems quelques sceptiques.
On donne ce nom à Claude Ptolomée. Il est sûr qu’il fit assez peu de cas de la raison & des lumieres de l’entendement. Corneille Celse avoit une érudition trop variée & trop superficielle pour être dogmatique. Nous ne dirons rien de Sextus Empiricus ; qui est-ce qui ne connoît pas ses hypothiposes ? Sextus Empiricus étoit africain. Il écrivit au commencement du troisieme siecle. Il eut pour disciple Saturninus, & pour sectateur Théodose Tripolite. Le sceptique Uranius parut sous le regne de Justinien.
Le Scepticisme s’assoupit depuis ce tems jusqu’en 1562, que naquit le portugais, François Sanchez. Il publia un ouvrage intitulé, de multùm nobili & primâ universali scientiâ quod nihil scitur. Ce fut une maniere adroite d’attaquer l’Aristotélisme sans se compromettre. Sanchez en vouloit aux erreurs qui regnoient de son tems. Jérôme Hirnhaym en vouloit à toute connoissance humaine, comme il paroît par le titre de son ouvrage, de tytho generis humani, sive scientiarum humanarum inani ac ventoso humore, difficultate, labilitate, falsitate, jactantiâ, presumptione, incommodis & periculis, tractatus brevis, in quo etiam vera sapientia à falsa discernitur, & simplicitas mundo contempta extollitur, idiotis in solatium, doctis in cautelam conscriptus. Hirnhaym étoit chanoine de l’ordre de Prémontré, & abbé de Strahow en Boheme. Ce pieux sceptique poussa le doute aussi loin qu’il