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ment au sens & à l’entendement n’est pas moins obscur. L’homme ne juge pas par le sens seul, par l’entendement seul, ni par l’un & l’autre conjointement.

Le caractere du vrai & du faux relativement à l’imagination est trompeur ; car qu’est-ce que l’image ? Une impression faite dans l’entendement par l’objet apperçu. Comment arrive-t-il que ces impressions tombent successivement les unes sur les autres, & ne se brouillent point ? Quand d’ailleurs cette merveille s’expliqueroit, l’imagination prise comme une faculté de l’entendement ne se concevroit pas plus que l’entendement qui ne se conçoit point.

Quand nous conviendrions qu’il y a quelque caractere de la vérité, à quoi serviroit-il ? les dogmatiques nous disant que la vérité abstraite ne subsiste pas, elle n’est rien.

Une chose obscure n’a point de caractere qui démontre que cette chose soit plutôt cela qu’autre.

Mais la liaison dans le raisonnement ne se connoît pas plus que l’objet ; il faut toujours en venir à prouver une liaison par une autre, ou celle-ci par celle-là, ou procéder à l’infini, ou s’arrêter à quelque chose de non démontré.

D’où il s’ensuit qu’on ne sait pas même encore ce que c’est qu’une démonstration, car toutes les parties du raisonnement ne coexistent pas ensemble, ni la démonstration qui en résulte, ni la force conclusive, ni séparément.

Le syllogisme simple est vicieux ; on l’appuie sur une base ruineuse, ou des propositions universelles, dont la vérité est admise sur une induction faite des singuliers, ou des propositions singulieres, dont la vérité est admise sur une concession précédente de la vérité des universelles.

L’induction est impossible, car elle suppose l’exhaustion de tous les singuliers : or les singuliers sont infinis en nombre.

Les définitions sont inutiles ; car celui qui définit ne comprend pas la chose par la définition qu’il en donne, mais il applique la définition à une chose qu’il a comprise ; & puis si nous voulons tout définir, nous retomberons dans l’impossibilité de l’infini ; & si nous accordons qu’il y a quelque chose qu’on peut comprendre sans définition, il s’ensuivra qu’alors les définitions sont inutiles, & que par conséquent il n’y en a point de nécessaire.

Autre raison pour laquelle les définitions sont inutiles ; c’est qu’il faut commencer par établir la vérité des définitions, ce qui engage dans des discussions interminables.

Le genre ou l’espece sont ou des notions de l’entendement ou des substances. Si c’est le premier, il y a la même incertitude que s’il s’agissoit de l’entendement ; si c’est le second, les especes ne peuvent être comprises dans les genres, & il n’y a plus ni especes ni genres.

Des différens sophismes qu’on peut faire, la dialectique ne résout que ceux dont la solution est inutile ; ce n’est point le dialecticien, c’est l’homme versé dans l’art ou la science qui les résout.

Il en faut dire autant des amphibologies. Les distinctions du dialecticien sont utiles dans le cours de la vie ; c’est l’homme instruit de l’art ou de la science qui appercevra l’amphibologie qui tromperoit.

Si le sceptique ne voit que de l’incertitude dans la philosophie naturelle, croit-on que la philosophie morale lui soit moins suspecte ?

Il se conforme à la vie commune, & il dit avec le peuple, il y a des dieux, il faut les adorer, leur providence s’étend sur tout ; mais il dispute de ces choses contre le dogmatique, dont il ne peut supporter le ton décisif.

Entre les dogmatiques, les uns disent que Dieu

est corporel, d’autres qu’il est incorporel ; les uns qu’il a forme, les autres qu’il n’en a point ; les uns qu’il est dans le lieu, les autres qu’il n’y est pas ; les uns qu’il est dans le monde, les autres qu’il est hors du monde : mais que peut-on prononcer sur un être dont la substance, la nature, la forme, & le lieu sont inconnus ?

Les preuves que les dogmatiques apportent de son existence sont mauvaises ; ou l’on procede par l’évident ou par l’obscur ; par l’évident, c’est une absurdité, car si l’on conçoit ce que l’on se propose de démontrer, la démonstration ne signifie rien ; par l’obscur, c’est une impossibilité.

On ne peut ni démontrer l’existence de Dieu, ni la reconnoître par la providence, car s’il se mêloit des choses d’ici bas, il n’y auroit ni mal physique ni mal moral.

Si Dieu ne se montre point par sa providence, si l’on ne remarque point des vestiges de son existence dans quelques effets ; si on ne le conçoit ni en lieu, ni par quoi que ce soit hors de lui, d’où sait-on qu’il est ?

Il faut ou nier qu’il existe, ou le rendre auteur du mal qu’il n’a point empêché, s’il l’a pu, ou le rendre impuissant, s’il s’est fait sans qu’il pût l’empêcher. Le dogmatique est serré entre l’impuissance d’un côté, ou la mauvaise volonté de l’autre.

Il est vraissemblable qu’il y a cause ; car sans cause comment y auroit-il accroissement, décroissement, génération, corruption, mouvement, repos, effets. Mais d’un autre côté, on peut soutenir avec le même avantage & la même vraissemblance qu’il n’y a point de cause, car la cause ne se connoît que par l’effet ; l’effet ne se conçoit que par la cause : comment sortir de ce cercle ?

D’ailleurs puisqu’il s’agit de l’existence de la cause, dès le premier pas on sera forcé de remonter à la cause de cette cause, & à la cause de celle ci, & ainsi de suite à l’infini : or ce progrès de causes à l’infini est impossible.

Les principes matériels ne se comprennent pas davantage ; les dogmatiques en parlent d’une infinité de manieres diverses ; il n’y a aucun caractere de vérité qui décide plutôt en faveur d’une opinion que d’une autre.

Le corps est incompréhensible par lui-même. Il n’est rien sans la longueur, la largeur, la profondeur, & l’impénétrabilité, & ces qualités ne sont rien sans le corps.

Voilà pour les corps simples ; l’incertitude est bien autre sur les composés. On ne sait ce que c’est que le contact, la combinaison, l’affinité, la simpathie, le mélange ; & la diversité des opinions est infiniment plus grande encore. Ceux qui assurent qu’il y a mouvement ont pour eux l’expérience ; ceux qui le nient ont pour eux la raison. Comme homme qui juge d’après les apparences, le sceptique l’admet ; comme philosophe qui demande la démonstration de tout ce qu’il admet, il le rejette.

Le raisonnement qui suit, entre autres, suspend surtout son jugement dans la question du mouvement. S’il y a quelque chose de mu, il l’est ou de lui-même ou par un autre. S’il est mu par un autre, celui-ci le sera ou de lui-même ou par un autre, & ainsi de suite jusqu’à ce qu’on soit arrivé à un être mu de lui-même, ce qui ne se conçoit pas.

L’accroissement, la diminution, la soustraction, la translation offrent les mêmes difficultés que le mouvement.

Le tout ne se comprend point ; car qu’est-ce que le tout, sinon l’aggrégation de toutes les parties ? Toutes les parties ôtées, le tout se réduit à rien.

Mais les parties ou elles sont parties du tout, ou parties les unes des autres, ou parties d’elles-mêmes.