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puissante lorsqu’elle peut maintenir son indépendance & son bien-être contre les autres nations qui sont à portée de lui nuire.

La puissance d’un état est encore relative au nombre de ses sujets, à l’étendue de ses limites, à la nature de ses productions, à l’industrie de ses habitans, à la bonté de son gouvernement ; de-là vient que souvent un petit état est beaucoup plus puissant qu’un état plus étendu, plus fertile, plus riche, plus peuplé, parce que le premier saura mettre à profit les avantages qu’il a reçus de la nature, ou compensera par ses soins ceux qui lui seront refusés.

La principale source de la puissance d’un état est sa population ; il lui faut des bras pour mettre ses champs en valeur, pour faire fleurir ses manufactures, sa navigation, son commerce ; il lui faut des armées proportionnées à celles que ses voisins peuvent mettre sur pié ; mais il ne faut point pour cela que l’agriculture & les autres branches de sa puissance souffrent. Un sol fertile, une situation favorable, un pays défendu par la nature contribueront beaucoup à la puissance d’un état. Enfin, il est essentiel qu’il jouisse de la tranquillité dans son intérieur ; jamais un peuple déchire par des factions, en proie aux cabales, aux intrigues, à l’anarchie, à l’oppression, n’aura le degré de puissance qui lui est nécessaire pour repousser les entreprises de ses ennemis.

Mais c’est en vain qu’un empire jouira de tous ces avantages, si une mauvaise administration lui en fait perdre les fruits. Le souverain est l’ame qui donne le mouvement & la vie à l’état, c’est l’usage ou l’abus qu’il fait de ses forces qui décide de sa puissance ou de sa foiblesse. Envain commandera-t-il à des peuples nombreux ; en vain la nature lui aura-t-elle prodigué les richesses du sol ; envain l’industrie de ses sujets lui amenera-t-elle les trésors du monde ; ces avantages seront perdus, si une bonne administration ne les met à profit. Les Ottomans commandent à de vastes états, qui jouissent du ciel le plus favorable ; depuis le Danube jusqu’à l’Euphrate tout reconnoît leurs lois ; cependant leur puissance n’approche point de celle d’un grand nombre d’états d’Europe, qui sont renfermés dans des bornes plus étroites que la plûpart des royaumes soumis à l’empire des sultans. L’Egypte, la Grece, qui font aujourd’hui les moindres parties de cet empire, avoient, sous leurs premiers maîtres, des forces auxquelles on ne peut point comparer la totalité de celles des despotes modernes qui ont asservi ces pays : ceux-ci commandent à de vils esclaves, accablés sous leurs fers, qui ne travaillent que pour satisfaire les caprices d’un tyran, d’un visir, d’un eunuque ; les premiers commandoient à des citoyens échauffés par l’amour de la patrie, de la liberté, de la gloire. Combien de fois la Grece a-t-elle ébranlé les trônes de ces monarques asiatiques, soutenus par des millions de bras ? Les armées innombrables des Xerxès, des Darius, sont venus briser leurs forces contre la puissance athénienne. Tous les efforts de la monarchie espagnole, soutenue par les richesses des deux mondes, ont échoué contre la vigueur des Hollandois généreux.

C’est de l’esprit dont un souverain sait animer ses peuples que dépend sa vraie puissance. S’il leur inspire l’amour de la vertu, de la gloire ; s’il leur rend cher sa patrie par le bonheur dont il les y fait jouir ; s’il les excite aux grandes actions par des récompenses ; s’il effraie les mauvais citoyens par des peines, l’état sera puissant, il sera respecté de ses voisins, ses armées seront invincibles. Mais s’il souffre que le luxe & le vice corrompent les mœurs de ses sujets ; s’il permet que leur ardeur guerriere s’amollisse ; si la subordination, les lois, la discipline sont méprisées ; si l’on dégrade les ames des peuples par l’oppression ; alors l’avidité prendra la place de l’honneur ;

l’amour des richesses succédera à celui de la patrie, de la gloire ; il n’y aura plus de citoyens ; chacun ne s’occupera que de ses intérêts particuliers ; on oubliera le bien général auquel toutes les volontés doivent concourir pour rendre une nation puissante. Alors ni le nombre des armées, ni l’immensité des trésors, ni la fertilité des champs ne pourront procurer à l’état une puissance réelle.

Ainsi que les hommes robustes, les nations sont souvent tentées d’abuser de leurs forces. Ceux qui les gouvernent font consister leur puissance à étendre leurs conquêtes ; à faire la loi à leurs voisins ; à entrer dans toutes les querelles qui agitent les autres peuples ; à entreprendre des guerres longues & sanglantes, auxquelles des passions injustes ou frivoles ont souvent plus de part que les intérêts de l’état ; ainsi, pour faire une vaine parade de puissance, on épuise des forces réelles qui devroient être réservées pour le soutien de la nation. Voyez Paix.

Puissance législative, Executrice & de juger, (Gouvernement politique.) on nomme puissance dans un état la force établie entre les mains d’un seul, ou de plusieurs.

On distingue dans chaque état trois sortes de pouvoirs ou de puissance ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, autrement dite la puissance exécutrice de l’état, & la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la premiere, le prince ou l’état fait des lois pour un tems ou pour toujours, & corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sureté, prévient les invasions. Par la troisieme, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers, c’est pourquoi nous appellons cette derniere la puissance de juger.

La liberté doit s’étendre à tous les particuliers, comme jouissant également de la même nature ; si elle se borne à certaines personnes, il vaudroit mieux qu’il n’y en eût point, puisqu’elle fournit une triste comparaison qui aggrave le malheur de ceux qui en sont privés.

On ne risque pas tant de la perdre, lorsque la puissance législative est entre les mains de plusieurs personnes qui different par le rang & par leurs intérêts ; mais là où elle se trouve à la discrétion de ceux qui s’accordent en ces deux choses, le gouvernement n’est pas éloigné de tomber dans le despotisme de la monarchie. La liberté ne sauroit jamais être plus assurée que là où la puissance législative est confiée à diverses personnes si heureusement distinguées, qu’en travaillant à leur propre intérêt, elles avancent celui de tout le peuple ; ou pour me servir d’autres termes, que là où il n’y a pas une seule partie du peuple qui n’ait un intérêt commun, du moins avec une partie des législateurs.

S’il n’y a qu’un seul corps de législateurs, cela ne vaut guere mieux qu’une tyrannie ; s’il n’y en a que deux, l’un risque d’être englouti avec le tems, par les disputes qui s’éleveront entr’eux, & ils auront besoin d’un troisieme pour faire pancher la balance. Il y auroit le même inconvénient à quatre, & un plus grand nombre causeroit trop d’embarras. Je n’ai jamais pu lire un passage dans Polybe, & un autre dans Cicéron sur cet article, sans goûter un plaisir secret à l’appliquer au gouvernement d’Angleterre, auquel il se rapporte beaucoup mieux qu’à celui de Rome. Ces deux grands auteurs donnent la préférence au gouvernement composé de trois corps, du monarchique, de l’aristocratique, & du populaire. Ils avoient sans doute en vue la république romaine, où les consuls représentoient le roi, les sénateurs, les nobles, & les tribuns le peuple. Ces trois puissances qu’on voyoit