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Examinons-les sous un autre point de vue. Ils ont une haine mortelle pour tout ce qui s’oppose à leur bonheur. L’homme est né paresseux, il fuit la peine, & sur-tout une peine qu’il ne choisit pas lui-même. Voilà pourtant des enfans qui lui en imposent de telles, qu’il les regarderoit comme un joug insupportable si c’étoit d’autres que ses enfans. L’homme aime sa liberté, & haït quiconque la lui ravit. Cependant ses enfans lui donnent une occupation onéreuse, & gênent entierement sa liberté, & il ne les aime pas moins pour cela ; bien plus, si quelque enfant est plus accablé de maladies que les autres, il sera toujours le plus aimé quoiqu’il donne le plus de peine, toute la tendresse semble se ramasser en lui seul. Admirons en cela la sagesse infinie de la Providence, qui ayant donné aux hommes un penchant invincible pour le bonheur, a pourtant su malgré ce penchant les conduire à ses fins. 3°. La Providence, toujours attentive à nos besoins, a imprimé dans l’homme le sentiment de la pitié, qui nous fait sentir une vive douleur à la vûe du malheur d’autrui, & qui nous engage à le soulager pour nous soulager nous-mêmes. Il y a, je le sais, de l’amour-propre dans le secours que nous donnons aux misérables & aux affligés, mais Dieu enchaîne cet amour-propre par cette vive sensibilité dont nous ne sommes pas les maîtres ; elle est involontaire, & ne pouvant nous en défaire, nous trouvons plus d’expédient d’en faire cesser la cause en soulageant les misérables. Il faut avouer que les Stoïciens étoient de pauvres philosophes, de prétendre que la pitié étoit une passion blâmable, elle qui fait l’honneur de l’humanité. Je ne puis comprendre qu’on ait été si long-tems entêté de la morale de ces gens-là ; mais ils sont anciens, ainsi fussent-ils mille fois plus ridicules, ils feront toujours l’admiration des pedans. La pitié est une passion bien respectable, elle est l’apanage des cœurs bien faits, elle est une des plus fortes preuves que le monde est conduit par une sagesse infinie, qui sait conduire tout à ses fins, même parmi les êtres libres, sans gêner leur liberté. Plus je fais réflexion sur ces trois lois de la Providence générale, plus je suis surpris de voir tant d’athées dans le siecle où nous sommes. Si nous n’avions d’autres preuves de la Divinité que celles qui sont métaphysiques, je ne serois pas surpris que ceux qui n’ont pas le génie tourné de ce côté-là, n’y fussent pas sensibles. Mais ce que je viens de dire est proportionné à toutes sortes de génies, & en même tems si satisfaisant, que je doute que tout homme qui voudra y faire attention, ne reconnoisse une Providence. Qui reconnoit une Providence reconnoit un Dieu : on a fait souvent ce raisonnement, il y a un Dieu, donc il y a une Providence. Par-là on étoit obligé de prouver l’existence d’une Divinité par d’autres voies que par la Providence : c’est ce qui engageoit les Philosophes à aller chercher des raisons métaphysiques, peu sensibles & souvent fausses, au-lieu que cet argument-ci est certain, il y a une Providence, donc il y a un Dieu : voici quelques-unes des difficultés qu’on peut faire contre la Providence.

Il y a dans le monde plusieurs désordres, bien des choses inutiles & mêmes nuisibles. Les Epicuriens pressoient cette objection, & elle est repétée plus d’une fois dans le poëme de Lucrece :

Nequaquam nobis divinitùs esse creatam
Naturam mundi quæ tantâ est proedita culpâ.

les rochers inaccessibles, les deserts affreux, les monstres, les poisons, les grêles, les tempêtes, &c. étoient autant d’argumens qu’on joignoit aux précédens.

Je réponds 1°. que Dieu a établi dans l’univers des lois générales, suivant lesquelles toutes choses particulieres, sans exception, ont leur usage propre ;

& quoiqu’elles nous paroissent fâcheuses & incommodes, les regles générales n’en sont pas moins sages & salutaires. Il ne conviendroit point à Dieu de déroger par des exceptions perpétuelles. 2°. On regarde bien des choses comme des désordres, parce qu’on en ignore la raison & les usages ; & dès qu’on vient à les découvrir, on voit un ordre merveilleux. Par exemple, ceux qui adoptoient le système astronomique de Ptolomée, trouvoient dans la structure des cieux, & dans l’arrangement des corps célestes, des especes d’irrégularités & des contradictions même qui les révoltoient. De-là cette raillerie ou plutôt ce blasphème d’Alphonse roi de Castille & grand mathématicien, qui disoit que si la divinité l’avoit appellé à son conseil, il lui auroit donné de bons avis. Mais depuis que l’ancien système a fait place à un autre beaucoup plus simple, & plus commode, les embarras ont disparu, & le monde s’est montré sous une forme à laquelle on défieroit Alphonse lui-même de trouver à redire. Avant qu’on eût découvert en Anatomie la circulation du sang & d’autres vérités importantes, le véritable usage de plusieurs parties du corps humain étoit ignoré, au-lieu qu’à présent il s’explique d’une maniere sensible. 3°. Quant aux choses inutiles, il ne faut pas être si prompt à les qualifier. Ainsi la pluie tombe dans la mer ; mais peut-être en tempere-t-elle la salure, qui sans cela deviendroit plus nuisible aux poissons, & les navigations en tirent souvent des rafraîchissemens bien essentiels. 4°. Enfin on trouve des utilités très-considérables dans les choses qui paroissent difformes ou même dangereuses. Les monstres, par exemple, font d’autant mieux sentir la bonté des êtres parfaits. L’expérience a sçu tirer des poisons mêmes d’excellens remedes. Ajoutons que les bornes de notre esprit ne permettent pas de prononcer décisivement sur ce qui est beau ou laid, utile ou inutile dans un plan immense. Le hasard, dites-vous, cause aveugle, influe sur une quantité de choses, & les soustrait par conséquent à l’empire de la divinité. Mais qu’est-ce que le hasard ? Le hasard n’est rien ; c’est une fiction, une chimere qui n’a ni possibilité, ni existence. On attribue au hasard des effets dont on ne connoît pas les causes ; mais Dieu connoissant de la maniere la plus distincte toutes les causes & tous les effets, tant existans que possibles, rien ne sauroit être hasard par rapport à Dieu. Mais à l’égard de Dieu, continuez-vous, n’y a-t-il pas bien des choses casuelles, comme le nombre des feuilles d’un arbre, celui des grains de sable de tel ou tel rivage ? Je réponds que le nombre des feuilles n’est pas moins déterminé que celui des arbres & des plus grands corps de l’univers. Il n’en coûte pas plus à Dieu de se représenter les moindres parties du monde que les plus considérables ; & le principe de la raison suffisante n’est pas moins essentiel pour regler leur nombre, leur place, & toutes les autres circonstances qui les concernent, que pour assigner au soleil son orbite, & à la mer son lit. Si le hasard avoit lieu dans les moindres choses, il pourroit l’avoir dans les plus grandes. Du moins on avouera que ce qui dépend de la liberté des hommes & des autres êtres intelligens, ne sauroit être assujetti à la Providence. Je répons qu’il seroit bien étrange que le plus beau & le plus excellent ordre des choses créées, celui des intelligences, fût soustrait au gouvernement de Dieu, ayant reçu l’existence de lui comme tout le reste, & faisant la plus noble partie de ses ouvrages. Au contraire, il est à présumer que Dieu y fait une attention toute particuliere. D’ailleurs, si l’usage de la liberté détruisoit le gouvernement divin, il ne resteroit presque rien des choses sublunaires qui fût sous la dépendance de Dieu, presque tout ce qui se passe sur la terre étant l’ouvrage de l’homme & de sa liberté. Mais Dieu en