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qui étoit dieu, à laquelle elles devoient se réunir, après que les liens du corps où elles étoient comme enchaînées, auroient été brisés. Voyez l’article Ame. Un moderne rempli des idées philosophiques de ces derniers siecles, sera peut-être surpris de ce que cette conséquence a fort embarrassé toute l’antiquité, lorsqu’il lui paroit & qu’il est réellement si facile de résoudre la difficulté, en distinguant les passions humaines des attributs divins de justice & de bonté, sur lesquels est établi d’une maniere invincible le dogme des peines & des récompenses futures. Mais les anciens étoient fort éloignés d’avoir des idées si précises & si distinctes de la nature divine ; ils ne savoient pas distinguer la colere de la justice, ni la partialité de la bonté. Ce n’est cependant pas qu’il n’y ait eu parmi les ennemis de la religion quelques modernes coupables de la même erreur. Milord Rochester croyoit un Etre suprème ; il ne pouvoit pas s’imaginer que le monde fut l’ouvrage du hasard, & le cours régulier de la nature lui paroissoit démontrer le pouvoir éternel de son auteur ; mais il ne croyoit pas que Dieu eût aucune de ces affections d’amour & de haine qui causent en nous tant de trouble ; & par conséquent il ne concevoit pas qu’il y eût des récompenses & des peines futures.

Mais comment concilier, direz-vous, la Providence avec l’exclusion du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie ? Pour répondre à votre question, il sera bon de considérer quelle étoit l’espece de Providence que croyoient les philosophes théistes. Les Péripatéticiens & les Stoïciens avoient à-peu-près les mêmes sentimens sur ce sujet. On accuse communément Aristore d’avoir cru que la Providence ne s’étendoit point au dessous de la lune ; mais c’est une calomnie inventée par Chalcidias. Ce qu’Aristote a prétendu, c’est que la Providence particuliere ne s’étendoit point aux individus. Comme il étoit fataliste dans ses opinions sur les choses naturelles, & qu’il croyoit en même tems le libre arbitre de l’homme ; il pensoit que si la Providence s’étendoit jusqu’aux individus, ou que les actions de l’homme seroient nécessaires, ou qu’étant contingentes, leurs effets déconcerteroient les desseins de la Providence. Ne voyant donc aucun moyen de concilier le libre arbitre avec la Providence divine, il coupa le nœud de la difficulté, en niant que la Providence s’étendît jusqu’aux individus. Zénon soutenant que la Providence prenoit soin du genre humain, de la même maniere qu’elle préside au globe céleste, mais plus uniforme dans ses opinions qu’Aristote, il nioit le libre arbitre de l’homme ; & c’est en quoi il différoit de ce philosophe. Au reste l’un comme l’autre, en admettant la providence générale, rejettoit toute providence particuliere. Voilà d’abord un genre de providence, qui est non-seulement très compatible avec l’opinion de ne point croire les peines & les récompenses de l’autre vie, mais qui même détruit la créance de ce dogme.

Le cas des Pythagoriciens & des Platoniciens est à la vérité tout-à-fait different ; car ces deux sectes croyoient une providence particuliere qui s’étendoit à chaque individu ; une providence qui suivant les notions de l’ancienne philosophie, ne pouvoit avoir lieu sans les passions d’amour ou de haine : c’est-là le point de la difficulté. Ces sectes excluoient de la Divinité toute idée de passion, & particulierement l’idée de colere ; en conséquence, elles rejettoient la créance du dogme des peines & des récompenses d’une autre vie ; cependant elles croyoient en même tems une providence administrée par le secours des passions. Pour éclaircir cette opposition apparente, il faut avoir recours à un principe dominant du paganisme, c’est-à-dire, de l’influence des divinités locales & nécessaires. Pythagore & Platon ensei-

gnoient que les différentes régions de la terre

avoient été confiées par le maître suprème de l’univers au gouvernement de certains dieux inférieurs & subalternes. C’étoit long-tems avant ces philosophes l’opinion populaire de tout le monde payen. Elle venoit originairement des Egyptiens, sur l’autorité desquels Pythagore & Platon l’adopterent. Tous les écrits de leurs disciples sont remplis de la doctrine des démons & des génies, & d’une maniere si marquée, que cette opinion devint le dogme caractérisé de leur théologie. Or l’on supposoit que ces génies étoient susceptibles de passions, & que c’étoit par leur moyen que la providence particuliere avoit lieu. On doit même observer ici que la raison qui, suivant Chalcidias, faisoit rejetter aux Péripatéticiens la créance d’une providence, c’est qu’ils ne croyoient point à l’administration des divinités inférieures ; ce qui montre que ces deux opinions étoient étroitement liées l’une à l’autre.

Il paroît évidemment par ce que nous venons de dire, que le principe, que Dieu est incapable de colere, principe qui dans l’idée des payens renversoit le dogme des peines & des récompenses d’une autre vie, n’attaquoit point la providence particuliere des dieux, & que la bienveillance que quelques philosophes attribuoient à la Divinité suprème, n’étoit point une passion semblable en aucune maniere à la colere qu’ils lui refusoient, mais une simple bienveillance, qui dans l’arrangement & le gouvernement de l’univers, dirigeoit la totalité vers le mieux, sans intervenir dans chaque système particulier. Cette bienveillance ne provenoit pas de la volonté, mais émanoit de l’essence même de l’Etre suprème. Presque tous les philosophes ont donc reconnu une providence, sinon particuliere, du-moins générale. Démocrite & Leucippe passent pour avoir été les premiers adversaires de la Providence ; mais ce fut Epicure qui entreprit d’établir leurs opinions. Tous les Epicuriens pensoient de même que leur maître ; Lucrece cependant, le poëte Lucrece, dans le livre même où il combat la Providence, l’établit d’une maniere fort énergique, en admettant une force cachée qui influe sur les grands événemens.

Usque adeò res humanas vis abdita quæ dam
Obterit, & pulchros fasces, soevasque secures
Proculcare ac ludibrio sibi habere videtur.

Au fond, Epicure n’admettoit des dieux que par politique, & son système étoit un véritable athéisme. Cicéron le dit d’après Possidonius, dans son livre de la nature des dieux : Epicurus re tollit, & actione relinquit deos. Nous résoudrons plus bas les difficultés qu’il faisoit contre le dogme de la Providence.

Tous les peuples policés reconnoissoient une Providence ; cela est sûr des Grecs. On pourroit en rapporter une infinité de preuves ; je me contenterai de celle que me fournit Plutarque dans la vie de Timoléon, de la traduction d’Amiot : « Mais arrivé que fut Dionisius en la ville de Corinthe, il n’y eut homme en toute la Grece, qui n’eût envié d’y aller pour le voir & parler à lui, & y alloient les uns très-aises de son malheur, comme s’ils eussent foulé aux piés celui que la fortune avoit abattu, tant ils le haïssoient âprement. Les autres amollis en leur cœur de voir une si grande mutation, le regardoient avec un je ne sai quoi de compassion, considérant la grande puissance qu’ont les causes occultes & divines sur l’imbécillité des hommes, & sur les choses qui passent tous les jours devant nos yeux ». Il est vrai, pour le dire en passant, que l’orthodoxie de Plutarque n’est pas soutenue, & qu’il parle quelquefois le langage des Epicuriens. Tite-Live s’exprime ainsi sur le malheur arrivé à Appius Claudius : & dum pro se quisque deos tandem esse,