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vertu préférablement à leurs compagnes. Dans ces embarras on concluroit par n’invoquer aucun dieu. Je vais plus loin, & je raisonne contre les philosophes anciens. Le dieu que vous admettez n’étant qu’une matiere très-subtile & très-déliée (les anciens n’ont jamais eu d’autre idée de la spiritualité), n’est tout entier nulle part, ni quant à sa substance, ni quant à sa force : donc il n’existe tout entier en aucun lieu quant à sa science : donc il n’y a rien qui par une idée pure & simple connoisse tout-à-la fois le présent, le passé & l’avenir, les pensées & les actions des hommes, la situation & les qualités de chaque corps, &c. donc la science de votre dieu est partout bornée, & comme le mouvement, quelque infini qu’on le suppose dans l’infinité des especes, est néanmoins fini en chaque partie, & modifié diversement selon les rencontres ; ainsi la science, quelque infinie qu’elle puisse être extensivè par dispersion, est limitée intensivè quant à ses degrés dans chaque partie de l’univers : il n’y a donc point une Providence réunie qui sache tout, & qui regle tout : il seroit donc inutile d’invoquer l’auteur de la nature. Si les anciens philosophes eussent donc raisonné conséquemment, ils auroient nié toute Providence, mais cette idée d’une Providence est si naturelle à l’esprit, & si fortement imprimée dans tous les cœurs, que malgré toutes leurs erreurs sur la nature de Dieu, erreurs qui la détruisoient absolument, ils ont néanmoins toujours reconnu cette Providence. Ils ont réuni en un seul point toute la force & toute la science de Dieu, quoique dans leurs principes elle dût être à part & désunie dans toute la nature. Ils ne sont redevables de leur orthodoxie sur cet article qu’au défaut d’exactitude qui les a empêchés de raisonner conséquemment. Ce sont deux questions qui dans le vrai se supposent l’une & l’autre. Si Dieu gouverne le monde, il a présidé à sa formation, & s’il y a présidé, il le gouverne. Mais tous les anciens philosophes n’y regardoient pas de si près : ils avouoient que la matiere ne devoit qu’à elle-même son existence. Il étoit tout simple d’en conclure que les dieux n’agissoient point sur la matiere, & qu’ils n’en pouvoient disposer à leur fantaisie. Mais ce qui nous paroit si simple & si naturel, n’entroit point dans leur esprit ; ils trouvoient le secret d’unir les choses les plus incompatibles & les plus discordantes. M. Bayle a très-bien prouvé que les Epicuriens qui nioient la Providence, dogmatisoient plus conséquemment que ceux qui la reconnoissoient. En effet, ce principe une fois posé que la matiere n’a point été créée, il est moins absurde de soutenir, comme faisoient les Epicuriens, que Dieu n’étoit pas l’auteur du monde, & qu’il ne se mêloit pas de le conduire, que de dire qu’il l’avoit formé, qu’il le conservoit, & qu’il en étoit le directeur. Ce qu’ils disoient étoit vrai ; mais ils ne laissoient pas de parler inconséquemment. C’étoit une vérité, pour ainsi dire intruse, qui n’entroit point naturellement dans leur système ; ils se trouvoient dans le bon chemin, parce qu’ils s’étoient égarés de la route qu’ils avoient prise au commencement. Voici ce qu’on pouvoit leur dire : si la matiere est éternelle, pourquoi son mouvement ne le seroit-il pas ? Et s’il l’est, elle n’a donc pas besoin d’être conduite. L’éternité de la matiere entraîne avec elle l’éternité du mouvement. Dès que la matiere existe, je la conçois nécessairement susceptible d’un nombre infini de configurations. Peut-on s’imaginer qu’elle puisse être figurable sans mouvement ? D’ailleurs qu’est-ce que le mouvement introduit dans la matiere ? Du moins quel est-il selon vos idées ? Ce n’est qu’un changement de situation qui ne peut convenir qu’à la matiere, c’est un de ses principaux attributs éternels. Et puis, pourroit dire un épicurien, de quel droit Dieu a-t-il ôté à la matiere l’état où elle

avoit subsisté éternellement ? Quel est son titre ? D’où lui vient sa commission pour faire cette réforme ? Qu’auroit-on pu lui répondre ? Eût-on fondé ce titré sur la force supérieure dont Dieu se trouvoit doué ; Mais en ce cas-là ne l’eût-on pas fait agir selon la loi du plus fort, & à la maniere de ces conquérans usurpateurs, dont la conduite est manifestement opposée au droit ? Eût-on dit, que Dieu étant plus parfait que la matiere, il étoit juste qu’il la soumît à son empire ? Mais cela même n’est pas conforme aux idées de la religion. Un philosophe qu’on auroit pressé de la sorte, se seroit contenté de dire que Dieu n’exerce son pouvoir sur la matiere que par un principe de bonté. Dieu, diroit-il, connoissoit parfaitement ces deux choses : l’une, qu’il ne faisoit rien contre le gré de la matiere, en la soumettant à son empire ; car, comme elle ne sentoit rien, elle n’étoit point capable de se fâcher de la perte de son indépendance : l’autre, qu’elle étoit dans un état de confusion & d’imperfection, un amas informe de matériaux, dont on pouvoit faire un excellent édifice, & dont quelques-uns pouvoient être convertis en des corps vivans & en des substances pensantes. Il voulut donc communiquer à la nature un état plus parfait & plus beau que celui où elle étoit. 1°. Un épicurien auroit demandé s’il y avoit un état plus convenable à une chose que celui où elle a toujours été, & où sa propre nature & la nécessité de son existence l’ont mise éternellement. Une telle condition n’est-elle pas la plus naturelle qui puisse s’imaginer ? Ce que la nature des choses, ce que la nécessité à laquelle tout ce qui existe de soi-même doit son existence réglée & déterminée, peut-il avoir besoin de reforme ? 2°. Un agent sage n’entreprend point de mettre en œuvre un grand amas de matériaux, sans avoir examiné ses qualités, & sans avoir reconnu qu’ils sont susceptibles de la forme qu’il voudroit leur donner ; or Dieu pouvoit-il les connoître, s’il ne leur avoit pas donné l’être ? Dieu ne peut tirer ses connoissances que de lui-même : rien ne peut agir sur lui, ni l’éclaircir : si Dieu ne voyant donc point en lui-même, & par la connoissance de ses volontés, l’existence de la matiere, elle devoit lui être éternellement inconnue : il ne pouvoit donc pas l’arranger avec ordre, ni en former son ouvrage. On peut donc conclure de tous ces raisonnemens que l’impiété d’Epicure rouloit naturellement & philosophiquement de l’erreur commune aux payens sur l’existence éternelle de la matiere. Ses avantages auroient été bien plus grands, s’il avoit eu à faire au vulgaire, qui croyoit bonnement que les dieux mâles & semelles, issus les uns des autres, gouvernoient le monde. On peut lire sur cela l’article d’Epicure dans le dictionnaire de Bayle.

Il y avoit encore une autre raison qui auroit dû empêcher les anciens philosophes, supposé qu’ils eussent raisonné conséquemment, d’admettre une Providence du moins particuliere : c’est le sentiment où ils étoient presque tous, qu’il n’y avoit point de peines ni de récompenses dans une autre vie, quoiqu’ils enseignassent au peuple ce dogme à cause de son utilité. L’ancienne philosophie grecque étoit rafinée, subtilisée, spéculative à l’excès ; elle se décidoit moins par des principes de Morale, que par des principes de Métaphysique ; & quelque absurdes qu’en fussent les conséquences, elles n’étoient pas capables de vaincre l’impression que ces principes faisoient sur leurs esprits, ni de les tirer de l’erreur dont ils étoient prévenus ; or ces principes métaphysiques qui donnent, dans leur façon de raisonner, nécessairement l’exclusion au dogme des peines & des récompenses d’une autre vie, étoient 1°. que Dieu ne pouvoit se fâcher, ni faire du mal à qui que ce soit : 2°. que nos ames étoient autant de parcelles de l’ame du monde