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le plus courageux des rois, a vaincu Darius, ou Alexandre qui a été le plus courageux de tous les rois, a vaincu Darius. Dans l’une & dans l’autre, mon but principal n’est pas d’affirmer que Dieu soit invisible, ou qu’Alexandre ait été le plus courageux de tous les rois ; mais supposant l’un & l’autre comme affirmé auparavant, j’affirme de Dieu conçu comme invisible, qu’il a créé le monde ; & d’Alexandre conçu comme le plus courageux de tous les rois, qu’il a vaincu Darius.

Il faut remarquer que ces propositions complexes peuvent être de deux sortes ; car la complexion, pour parler ainsi, peut tomber ou sur la matiere de la proposition ; c’est-à-dire ou sur le sujet ou sur l’attribut, ou sur tous les deux. La complexion tombe sur le sujet, quand le sujet est un terme complexe, comme dans cette proposition : tout homme qui ne craint rien est roi. La complexion tombe sur l’attribut, lorsque l’attribut est un terme complexe, comme la piéte est un bien qui rend l’homme heureux dans les plus grandes adversités. Quelquefois la complexion tombe sur le sujet & sur l’attribut, l’un & l’autre étant un terme complexe, comme dans cette proposition.

Ille ego, qui quondam gracili modulatus avenâ
Carmen, & egressus sylvis vicina coegi,
Ut quamvis avido parerent arva colono,
Gratum opus agricolis : at nunc horrentia
Martis Arma virumque cano, Trojæ qui primus ab oris,
Italiam, fato profugus, Lavinaque venit littora.

Les trois premiers vers & la moitié du quatrieme composent le sujet de cette proposition, & le reste en compose l’attribut, & l’affirmation est enfermée dans le verbe cano.

Les propositions incidentes ont pour sujet le relatif qui, soit qu’il soit exprimé, soit qu’il soit sous entendu. Il faut observer que les additions des termes complexes sont de deux sortes ; les unes qu’on peut appeller de simples explications, dont l’addition ne change rien dans l’idée du terme, parce que cette addition lui convient généralement & dans toute son étendue ; les autres qui se peuvent appeller des déterminations, parce que ce qu’on ajoute à un terme ne lui convenant pas dans toute son étendue, en restraint & en détermine la signification. Suivant cela, on peut dire qu’il y a un qui explicatif, & un qui déterminatif.

Quand le qui est explicatif, l’attribut de la proposition incidente est affirmé du sujet auquel le qui se rapporte, quoique ce ne soit qu’un rapport accessoire au regard de la proposition totale ; de sorte qu’on peut substituer le sujet même au qui, comme on peut le voir dans cet exemple : les hommes qui ont été créés pour connoître & pour aimer Dieu, car on peut dire, les hommes ont été créés pour connoître & pour aimer Dieu.

Mais quand le qui est déterminatif, l’attribut de la proposition incidente n’est point proprement affirmé du sujet auquel le qui se rapporte : car si après avoir dit, les hommes qui sont pieux sont charitables, on vouloit substituer le mot d’hommes au qui, en disant les hommes sont pieux, la proposition seroit fausse, parce que ce seroit affirmer le mot de pieux des hommes comme hommes ; mais en disant, les hommes qui sont pieux sont charitables, on n’affirme des hommes en général, ni d’aucuns hommes en particulier, qu’ils soient pieux ; mais l’esprit joignant ensemble l’idée de pieux avec celle d’hommes, & en faisant une idée totale, juge que l’attribut de charitable convient à cette idée totale ; & ainsi tout le jugement qui est exprimé dans la proposition incidente, est seulement celui par lequel notre esprit juge que l’idée de pieux n’est pas incompatible avec celle d’homme ; & qu’ainsi il peut les considérer comme jointes ensemble, & examiner

ensuite ce qui leur convient selon cette union.

Pour juger de la nature de ces propositions, & pour savoir si le qui est déterminatif ou explicatif, il faut souvent avoir plus d’égard au sens & à l’intention de celui qui parle, qu’à la seule expression. Quand il y a une absurdité manifeste à lier un attribut avec un sujet demeurant dans son idée générale, on doit croire que celui qui fait cette proposition n’a pas laissé ce sujet dans son idée générale. Ainsi si j’entends dire à un homme, le roi m’a commandé telle chose, je suis assuré qu’il n’a point laissé le mot de roi dans son idée générale ; car le roi en général ne fait point de commandement particulier.

Il se présente ici naturellement une question, savoir s’il peut y avoir de la fausseté, non dans les idées simples, mais dans les termes complexes qui forment les propositions incidentes. Cela n’est point douteux, parce qu’il suffit pour cela qu’il y ait quelque jugement & quelque affirmation expresse ou virtuelle. Or c’est ce qui se rencontre toujours. C’est ce que nous verrons mieux en considérant en particulier les deux sortes de termes complexes ; l’un dont le qui est explicatif, & l’autre dont le qui est déterminatif.

Dans la premiere sorte de termes complexes, il ne faut pas s’étonner s’il peut y avoir de la fausseté, parce que l’attribut de la proposition incidente est affirmé du sujet auquel le qui se rapporte. Dans cette proposition, Alexandre qui est fils de Philippe, j’affirme quoiqu’incidemment le fils de Philippe d’Alexandre ; & par conséquent il y a en cela de la fausseté si cela n’est pas.

Mais il faut remarquer que la fausseté de la proposition incidente n’empéche pas pour l’ordinaire la vérité de la proposition principale. Par exemple, cette proposition, Alexandre qui a été fils de Philippe a vaincu Darius, doit passer pour vraie, quand même Alexandre ne seroit pas fils de Philippe, parce que l’affirmation de la proposition principale ne tombe que sur Alexandre ; & ce qu’on y joint incidemment, quoique faux, n’empêche point qu’il ne soit vrai qu’Alexandre a vaincu les Perses. Que si néanmoins l’attribut de la proposition principale avoit rapport à la proposition incidente, comme si je disois, Alexandre fils de Philippe, étoit le petit-fils d’Amintas, ce seroit alors seulement que la fausseté de la proposition incidente rendroit fausse la proposition principale.

Quant aux autres propositions incidentes dont le qui est déterminatif, il est certain que pour l’ordinaire elles ne sont pas susceptibles de fausseté, parce que l’attribut de la proposition incidente n’y est pas affirmé du sujet auquel le qui se rapporte ; car si on dit, par exemple, que les juges qui ne font jamais rien par priere & par faveur sont dignes de louanges, on ne dit pas pour cela, qu’il y ait aucun juge sur la terre qui soit dans cette perfection. Néanmoins je crois qu’il y a toujours dans ces propositions une affirmation tacite & virtuelle, non de la convenance actuelle de l’attribut au sujet auquel le qui se rapporte, mais de la convenance possible. Ainsi cette proposition, les esprits qui sont quarrés sont plus solides que ceux qui sont ronds, devroit passer pour fausse, parce que l’idée de quarré & de rond sont absolument incompatibles avec l’esprit pris pour le principe de la pensée.

Outre les propositions dont le sujet ou l’attribut est un terme complexe, il y en a d’autres qui sont complexes, parce qu’il y a des termes ou des propositions incidentes qui ne regardent que la forme de la proposition, c’est-à-dire l’affirmation ou la négation qui est exprimée par le verbe, comme si je dis, les raisons d’Astronomie nous convainquent que le soleil est beaucoup plus grand que la terre ; les raisons d’Astronomie nous convainquent n’est qu’une proposition incidente, qui doit faire partie de quelque chose dans la propo-