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Il est pareillement faux que les mots je, me, moi, &c. soient les noms & non les pronoms de la premiere & de la seconde personne, parce qu’ils ne déterminent aucun sujet par l’idée de la nature, en quoi consiste le caractere spécifique des noms : ils ne déterminent que par l’idée de la personne ou du rôle ; & c’est le caractere propre des pronoms.

Quant à ce qu’ajoute M. Fréron que tout mot, excepté ceux-ci, appartient à la troisieme personne, & qu’il est certain que la troisieme personne s’empare de tout ; quoique cette remarque ne puisse plus entrer en objection contre le système commun qui distingue les noms & les pronoms, puisque j’ai sappé le fondement de l’objection, & établi celui de la distinction reçue ; je crois cependant qu’il peut être de quelque utilité d’approfondir le véritable sens de l’observation alléguée par l’auteur de l’année littéraire.

On n’a introduit dans le langage les noms qui expriment des êtres déterminés par l’idée de leur nature, que pour en faire les objets du discours & pour les charger conséquemment du troisieme rôle ou de la troisieme personne ; il seroit inutile de nommer les êtres, si ce n’étoit pour en parler. Il est donc naturel que tous les noms, sous leur forme primitive, soient du ressort de la troisieme personne, & que cette troisieme personne s’en empare, puisqu’on veut le dire ainsi ; mais ce n’est pas par l’idée de cette relation personnelle que les sujets nommés sont déterminés dans les noms ; c’est par l’idée de leur nature. Aussi cette disposition primitive des noms à être de la troisieme personne n’y a pas l’effet d’une propriété essentielle, je veux dire l’immutabilité : les noms peuvent dans le besoin se revêtir d’un autre rôle ; le vocatif des Grecs & des Latins est un cas qui ajoute à l’idée primitive du nom l’idée accessoire de la seconde personne, & jamais la troisieme ne pourra s’emparer, par exemple, du nom domine. Voyez Personnel & Vocatif.

S’il n’y a de véritables pronoms que les mots qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole, il n’en faut plus reconnoître d’autres que ceux que l’on nomme communément personnels.

Il y a quelque différence entre le françois & le latin sur le nombre de pronoms personnels, ou pour conformer mon langage à la conclusion que je viens d’établir, il y a quelque différence entre les deux langues sur le nombre des pronoms.

I. Sur cet objet-là même notre langue ne suit pas les mêmes erremens qu’à l’égard des noms, & elle reconnoît des cas dans les pronoms.

Celui de la premiere personne est au singulier je, me & moi, & au pluriel nous pour les deux genres.

Celui de la seconde personne est au singulier tu, te & toi, & au pluriel vous pour les deux genres.

Pour la troisieme personne, il y a deux sortes de pronoms, l’un direct & l’autre réfléchi. Le pronom direct est il, le & lui pour le masculin, elle, la & lui pour le féminin au singulier ; ils, les, eux & leur pour le masculin, elles, les & leur pour le féminin au pluriel. Le pronom réfléchi est se & soi, pour les deux genres & pour les deux nombres.

Je dis que ces différentes manieres d’exprimer le même sujet personnel sont des cas du même pronom ; & c’est par analogie avec la grammaire des langues qui admettent des déclinaisons, que je m’exprime ainsi, quoique me & moi, par exemple, ne paroissent pas trop venir de la même racine que je : mais il n’y a pas plus d’anomalie dans ce pronom françois, que dans le latin correspondant ego, mei, mihi, me au singulier, nos, nostri ou nostrûm & nobis au pluriel ; & l’on regarde toutefois ces mots comme le cas du même pronom latin ego.

Voici comme je voudrois nommer ces cas, afin d’en bien indiquer le service.

Personnes. I. II. III.
Direct.
Réfléchi.
Nombres. S. S. S. P. S. P.
Genres. M. F. M. F. M. F. M. F. M. F.
Nominatif. je. tu. il. elle. ils. elles.
Datif. me. te. lui. lui. leur. leur. se.
Accusatif. me. te. le. la. les. les. se.
Complétif. moi. toi. lui. elle. eux. elles. soi.


J’appelle le premier cas nominatif, parce qu’il exprime, comme en latin, le sujet du verbe mis à un mode personnel. Exemples : je fais, tu fais, il fait, elle fait, ils font, elles font.

J’appelle le second cas datif, parce qu’il sert au même usage que le datif latin, & qu’on peut le traduire aussi par la préposition à avec son complément. Exemples : on me donne, on te donne, on lui donne, on leur donne, on se donne la liberté ; c’est-à-dire, on donne la liberté à moi, à toi, à lui ou à elle, à eux ou à elles, à soi.

Remarquez que ce datif ne sert que quand le verbe a un complément objectif immédiat, tel que la liberté dans les exemples précédens. Mais avec les verbes qui n’ont point de pareil complément, ni exprimé ni sous-entendu, on se sert du tour équivalent par la préposition à avec le complétif : ainsi il faut dire, on peut s’en prendre à moi, à toi, à lui, à elle, à eux, à elles, à soi.

J’appelle le troisieme cas accusatif, parce qu’il exprime comme l’accusatif latin, le complément objectif d’un verbe actif relatif. Exemples : on me connoît, on te connoît, on le connoît, on la connoît, on les connoît, on se connoît.

J’appelle enfin le quatrieme cas complétif, parce qu’il exprime toujours le complément d’une préposition exprimée ou sous-entendue. Exemples : pour moi, pour toi, pour lui, pour elle, pour eux, pour elles, pour soi.

Lorsque ce cas est employé sans préposition, elle est sous-entendue. 1. exemple : donnez-moi ce livre, c’est-à-dire, donnez à moi ce livre ; & c’est la même chose après tous les impératifs des verbes actifs relatifs qui ont en outre un complément objectif, lorsque la proposition est affirmative. 2. exemple : vous prétendez que le soleil tourne, & moi je soutiens que c’est la terre, c’est-à-dire, & par des raisons connues de moi, je soutiens, &c. 3. exemple, (Volt. Mahomet, acte I. scene j.)

Qui ? moi ? baisser les yeux devant ces faux prodiges !
Moi ? de ce fanatique encenser les prestiges !

c’est-à-dire, baisser les yeux devant ces faux prodiges, encenser les prestiges de ce fanatique seroit un joug imposé, à qui, à moi ? Le tour elliptique marque bien plus énergiquement les sentimens d’indignation & d’horreur dont est rempli Zopire : le cœur absorbe l’esprit, & l’esprit est forcé d’abandonner sa marche pesante & compassée.

Il y a un cas où moi s’emploie comme accusatif ; c’est après l’impératif des verbes actifs relatifs, comme quand on dit, écoute-moi, suivez-moi. Mais c’est un abus introduit par une fausse imitation de dis-moi, ou donnez-moi, où moi est evidemment employé comme complément de la préposition sous-entendue à. Je dis que c’est un abus, parce qu’il y a plus d’une raison de croire que l’on a commencé par dire écoute-me, suivez-me : la premiere, c’est que quoique l’on dise dis-lui, dis-leur, donnez-lui, donnez-leur, on dit néanmoins écoute-le, écoute-la, écoute-les, suivez-le, suivez-la, suivez-les, selon la regle ; & qu’il étoit na-