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portion que la chose dont il nous parle lui est plus familiere & plus connue ; son récit même fait souvent preuve de sa capacité, & m’annonce qu’il a pris ou négligé toutes les précautions nécessaires pour ne se pas tromper : plus il les a réitérées, plus il a le droit à ma confiance. Cette capacité à bien connoître dépend encore de l’attention à observer, de la mémoire, du tems : autres conditions qui, jointes à la maniere de narrer clairement & en détail, influent sur le dégré de probabilité que mérite un témoin.

On ne doit pas négliger le silence de ceux qui auroient intérêt à contredire un témoignage, si du moins il n’est extorqué ni par la crainte, ni par l’autorité. Il est difficile à la vérité d’estimer le poids d’un pareil témoignage négatif ; on peut assurer en général que celui qui ne fait simplement que se taire, mérite moins d’attention que celui qui assure un fait. Si néanmoins le fait est tel qu’il n’ait pû l’ignorer, s’il avoit servi à faire valoir le reste de son récit, s’il avoit été intéressé à le rapporter, ou si son devoir l’y appelloit ; en pareil cas il est certain que son silence vaut un témoignage, ou du-moins affoiblit & diminue la probabilité des témoignages opposés.

Nous devons encore dire un mot sur les témoignages par oui dire, ou sur l’affoiblissement d’un témoignage qui passant de bouche en bouche, ne nous parvient qu’au moyen d’une chaîne de témoins. Il est clair qu’un témoin par oui dire, toutes choses d’ailleurs égales, est moins croyable qu’un témoin oculaire ; car si celui-ci s’est trompé ou a voulu tromper, le témoin par oui dire qui le suit, quoique fidele, ne nous rapportera qu’une erreur ; & lors même que le premier auroit débité la vérité, si le témoin par oui dire n’est pas fidele, s’il a mal entendu, s’il a oublié ou confondu quelque partie essentielle du récit, s’il y mêle du sien, il ne nous rapporte plus la vérité pure ; ainsi la confiance que nous devons à ce second témoignage, s’affoiblit déjà, & s’affoiblira à mesure qu’il passera par plus de bouches, à mesure que la chaîne des témoins s’alongera. Il est aisé de calculer sur les principes établis, la proportion de cet affoiblissement.

Suivons l’exemple dont nous avons fait usage. Pierre m’annonce que j’ai eu un lot de mille livres : j’estime son témoignage aux de la certitude, c’est-à-dire que je ne donnerai pas mon espérance pour 900 francs. Mais Pierre me dit qu’il le sait de Jacques ; or si Jacques m’avoit parlé, j’aurois estimé son rapport aux en le supposant aussi croyable que Pierre ; ainsi moi qui ne suis pas entierement sûr que Pierre ne se soit pas trompé en recevant ce témoignage de Jacques, ou qu’il n’ait pas quelque dessein de me tromper, je ne dois compter que sur les de 900 livres, ou sur les des de 1000 livres, ce qui fait 810 livres. Si Jacques tenoit le fait d’un autre, je devrois encore prendre sur cette derniere assurance supposé ce troisieme également croyable, & mon espérance se réduiroit aux des des de 1000 livres, ou à 729 livres, & ainsi de suite.

Qui voudra se donner la peine de calculer sur cette méthode, trouvera que si la confiance que l’on doit avoir en chaque témoin est de , le treizieme témoin ne transmettra plus que la certitude, & alors la chose cessera d’être probable, ou il n’y aura pas plus de raison extrinseque pour la croire, que pour ne la pas croire. Si la probabilité dûe à chaque témoin est de , elle ne se réduira à la certitude que quand le témoignage aura passé par soixante dix bouches ; & si cette confiance étoit supposée de , il faudroit une chaîne de 700 témoins pour rendre le fait incertain.

Ces calculs assez longs peuvent être abrégés par cette regle générale, dont l’algebre simple nous fournit le résultat & la démonstration. Prenez les du

quotient de la division de la probabilité d’un simple témoin par la probabilité contraire, comme ici de par , ou de 95 par 5, qui est 19, dont je prends les , & vous aurez le témoin qui vous laisse dans une demi-certitude ; dans cet exemple c’est 13 , ce qui donne le treizieme témoin.

Il en sera de même si les témoins successifs sont supposés de force inégale ; d’où il y a lieu de conclure en général, qu’il faut faire peu de fond sur les oui-dires, sans se laisser aller cependant au pyrrhonisme historique, puisqu’ici on peut réunir les probabilités que donnent plusieurs chaînes collatérales de témoins successifs. Supposons qu’un fait nous parvienne par une simple succession de témoins de vive voix, de maniere que chaque témoin succede à l’autre au bout de vingt ans, & que la confiance à chaque témoin diminue de  ; par la regle précédente, au bout de douze successions, ou de 240 ans, le fait deviendroit incertain, n’étant prouvé que par ces 12 témoins ; mais si cette chaîne de témoins est fortifiée par neuf autres chaines semblables qui concourent à attester la même vérité, alors il y aura plus de mille à parier contre un pour la vérité du fait ; si l’on suppose cent chaînes de témoins, il y aura plus de deux millions contre un en faveur du fait.

Si le témoignage est transmis par écrit, la probabilité augmente infiniment, d’autant qu’il subsiste & se conserve bien plus long-tems ; le témoignage concourant de plusieurs copies ou livres imprimés qui forment autant de différentes chaînes, donne une probabilité si grande qu’elle approche indéfiniment de la certitude ; car à supposer que chaque copie puisse durer 100 ans, ce qui est le moins, & qu’au bout de ce tems-là l’autorité, non pas d’une seule copie, mais de toutes celles qui ont été faites sur le même original, soit seulement , alors il faudra plus de soixante-dix successions de 100 ans, ou 7000 ans pour que le fait devienne incertain ; & si on suppose plusieurs chaînes de témoins, qui concourent toutes à attester le même fait, la probabilité augmente si fort, qu’elle devient infiniment peu différente de la certitude entiere, & surpassera de beaucoup l’assurance qu’on pourroit avoir de la bouche d’un ou même de plusieurs témoins oculaires. Il y a d’autres circonstances qu’il est aisé de supposer & qui démontrent la grande supériorité de la tradition par écrit sur la tradition orale.

Nous avons indiqué deux autres sources de probabilité, l’analogie & les hypotheses sur lesquelles nous renvoyons aux articles Induction, Analogie, Hypothese, Supposition. Ces principes peuvent suffire pour expliquer toute la théorie de la probabilité. Nous n’avons donné que les élémens ; l’on en trouvera l’application dans tous les bons ouvrages, qui sont en grand nombre sur ce sujet. Tels sont les Essais sur les probabilités de la vie humaine, de M. Deparcieu ; l’Analyse des jeux de hasard, de M. de Montmord, qui donne la théorie des combinaisons, ainsi que l’article de ce Dictionnaire sous ce mot, & plusieurs autres qui y ont rapport, sur-tout l’Ars conjectandi, de M. Jacq. Bernoulli, & des Mémoires de M. Halley, qui se trouvent dans les Transactions d’Angleterre, n. 196 & suivans, qui tous servent à déterminer la vraissemblance des évenemens, & les degrés par lesquels nous parvenons à la certitude morale.

Concluons qu’il ne seroit pas entierement impossible de réduire toute cette théorie des probabilités à un calcul assez reglé, si de bons génies vouloient concourir par des recherches, des observations, une étude suivie, & une analyse du cœur & de l’esprit, fondés sur l’expérience, à cultiver cette branche si importante de nos connoissances, & si utile dans la pratique continuelle de la vie. Nous convenons qu’il