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cence en public. Au contraire, un fait moralement possible ordinaire, conforme au cours réglé de la nature, se persuade aisément ; il porte déja en lui-même plusieurs degrés de probabilité ; pour peu que le témoignage en ajoute, il deviendra très-probable. Cette probabilité augmentera encore par l’accord d’une vérité avec d’autres déja connues & établies ; si le récit qu’on nous fait est si bien lié avec l’histoire, qu’on ne sauroit le nier sans renverser une suite de faits historiques bien constatés, par cela même il est prouvé ; si au contraire il ne peut trouver sa place dans l’histoire sans déranger certains grands événemens connus, par cela même ce récit est rejetté. Pourquoi l’histoire des Grecs & des Romains est-elle regardée parmi nous comme beaucoup plus croyable que celle des Chinois ? c’est qu’il nous reste une infinité de monumens de toute espece qui ont un rapport si nécessaire, ou du-moins si naturel avec cette histoire, & qui la lient tellement à l’histoire générale, qu’ils en multiplient les preuves à l’infini ; au lieu que celle des Chinois n’a que peu de liaisons avec la suite de cette histoire générale qui nous est connue.

2°. Quand on a pesé les preuves qui se tirent de la nature même de la chose, que l’on a reconnu la possibilité, & en quelque maniere le degré de probabilité intrinseque, il faut en venir à la validité même du témoignage. Elle dépend de deux choses, du nombre des témoins, & de la confiance qu’on peut avoir en chacun d’eux.

Pour ce qui est du nombre des témoins, il n’est personne qui ne sente que leur témoignage est d’autant plus probable, qu’ils sont en plus grand nombre : on croiroit même qu’il augmente de probabilité en même proportion que le nombre croît ; ensorte que deux témoins d’une égale confiance feroient une probabilité double de celle d’un seul, mais l’on se tromperoit. La probabilité croît avec le nombre des témoins dans une proportion différente. Si l’on suppose que le premier témoin me donne une probabilité qui se porte aux 9/10 de la certitude, le second, que je suppose également croyable, ajouteroit-il à la probabilité du premier aussi  ? non, puisqu’alors leurs deux témoignages réunis feroient de la certitude, ou une certitude & de plus, ce qui est impossible. Je dis donc que ce second témoin augmentera la probabilité du premier de sur ce qui reste pour aller à la certitude, & poussera ainsi la probabilité réunie à , qu’un troisieme la portera à , un quatrieme à , ainsi de suite, approchant toujours plus de la certitude, sans jamais y arriver entierement : ce qui ne doit pas surprendre, puisque quelque nombre de témoins que l’on suppose, il doit toujours rester la possibilité du contraire, ou quelques degrés de probabilité bien petits à la vérité, qu’ils se trompent : en voici la preuve. Quand deux témoins me disent une chose, il faut, pour que je me trompe en ajoutant foi à leur témoignage, que l’un & l’autre m’induisent en erreur ; si je suis sûr de l’un des deux, peu m’importe que l’autre soit croyable. Or la probabilité que l’un & l’autre me trompent, est une probabilité composée de deux probabilités, que le premier trompe, & que le second trompe. Celle du premier est (puisque la probabilité que la chose est conforme à son rapport est ) ; la probabilité que le second me trompe aussi, est encore  : donc la probabilité composée est la dixieme d’une dixieme ou  ; donc la probabilité du contraire, c’est-à-dire celle que l’un ou l’autre dit vrai, est .

L’on voit que je me représente ici la certitude morale comme le terme d’une carriere que les divers témoins qui viennent à l’appui l’un de l’autre me font parcourir. Le premier m’en approche d’un espace, qui a avec toute la lice la même proportion que la force de son témoignage a avec la certitude entiere.

Si son rapport produit chez moi les de la certitude, ce premier témoin me fera faire les du chemin. Vient un second témoin aussi croyable que le premier ; il m’avance sur le chemin restant, précisément autant que le premier m’avoit avancé sur l’espace total : celui-ci m’avoit amené aux de la course, le second m’approche encore des de cette dixieme restante ; de sorte qu’avec ces deux témoins j’ai fait les du tout. Un troisieme de même poids me fait parcourir encore les de la centieme restante, entre la certitude & le point où je suis ; il n’en restera plus que la millieme, & j’aurois fait les de la course, & ainsi de suite.

Cette méthode de calculer la probabilité du témoignage, est la même pour un nombre de témoins dont la crédibilité est différente ; ce qui pour l’ordinaire est plus conforme à la nature des choses. Qu’un fait me soit rendu par trois témoins ; le rapport du premier est équivalent aux de la certitude ; le second ne produit chez moi que les  ; & le troisieme moins croyable que les deux autres, ne me donneroit qu’une certitude s’il étoit seul. Alors supposant toujours que je n’ai aucune raison pour soupçonner quelque concert entr’eux, je dis que leur témoignage réuni me donne une probabilité qui est les de la certitude, parce que le premier m’approchant des , il restera , dont le second me fera parcourir les  ; ainsi il y aura encore de , qui est  ; & le troisieme m’avançant de , je ne suis plus éloigné du bout de la carriere que de  : j’aurois donc parcouru les  ; d’ailleurs il est indifférent dans quel ordre on les prenne, le résultat est le même.

2°. Ce principe peut suffire pour tous les calculs sur la valeur du témoignage. Quant à la foi que mérite chaque témoin, elle est fondée sur sa capacité & sur son intégrité. Par la premiere il ne peut se tromper ; par la seconde, il ne cherche pas à me tromper : deux conditions également nécessaires ; l’une sans l’autre ne suffit pas. D’où il suit que la probabilité que fait naître le rapport d’un témoin en qui nous reconnoissons cette capacité & cette intégrité, doit être regardée & calculée comme une probabilité composée. Un homme vient me dire que j’ai le gros lot ; je le connois pour n’être pas fort intelligent ; il peut s’être trompé : tout compté, j’évalue la probabilité de sa capacité à  ; mais peut être se fait-il un plaisir de me tromper. Posons qu’il y ait 15 à parier contre 1 qu’il est de bonne-foi, la probabilité de son intégrité sera donc de . Je dis que l’assurance de son témoignage ou la probabilité composée de sa capacité & de son intégrité, sera les de , c’est-à-dire de la certitude.

La maniere la plus sure de juger de la capacité & de l’intégrité d’un témoin, seroit l’expérience. Il faudroit savoir au juste combien de fois ce même homme a trompé ou a dit la vérité ; mais cette expérience est bornée, & manque pour l’ordinaire. A son défaut on a recours aux bruits publics & particuliers, aux circonstances extérieures où se trouve le témoin. A-t-il reçu une bonne éducation ? est-il d’un rang qui est supposé l’engager à respecter davantage la vérité ? est-il d’un âge qui donne plus de poids à son témoignage ? est-il en cela désintéressé ? ou quel peut être son but ? en retire-t-il quelqu’avantage ? ou évite-t-il par-là quelque peine ? son goût, sa passion sont-ils flattés à nous tromper ? est-ce une suite de la prévention, de la haine ? Tout autant de circonstances qu’il faut examiner si nous n’avons pas l’expérience, & dont il est bien difficile de déterminer la juste valeur.

De plus, la capacité d’un témoin suppose, outre les sens bien conditionnés, une certaine fermeté d’esprit qui ne se laisse ni épouvanter par le danger, ni surprendre par la nouveauté, ni entraîner par un jugement trop précipité. Il est plus croyable à pro-