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n’a point, elle donneroit plus qu’elle n’a, avec le moins elle seroit le plus. L’auteur étend & retourne ce raisonnement de mille manieres différentes. Mais s’il est vrai qu’on ne donne pas ce qu’on n’a pas, & qu’avec le moins on ne fait pas le plus, donc l’ame qui n’a pas une telle connoissance, ni un tel amour, qui a moins que cette connoissance & que cet amour, ne pourra se donner toute seule ni l’un ni l’autre ; elle ne se les donnera pas même avec le secours de Dieu ; elle ne concourra pas à leur production ; pour concourir, il ne suffit pas qu’elle produise en partie l’acte de connoissance ou celui d’amour, il faut qu’elle le produise en entier, & qu’elle soit cause totale ainsi que Dieu. Mais si on ne donne point ce qu’on n’a point, comment concourra-t-on à donner en entier ce qu’on n’a point ? C’est ici que l’auteur est fort embarrassé. Comment sauvera-t-il l’activité de l’ame ? C’est qu’en créant en nous un nouvel être de connoissance ou d’amour, il se sert des degrés d’être qu’il trouve dans notre ame, & qu’il les fait concourir à cette production, c’est-à-dire que les nouveaux degrés de connoissance ou d’amour s’unissent, s’incorporent avec les anciens qui les développent, qui les dilatent : mais comment concevoir cela ? Mon ame (je le suppose avec vous) n’a que quatre degrés d’être dans le moment A ; il s’agit qu’elle en ait cinq dans le moment B. Or elle n’a point ce cinquieme degré, aucun des quatre premiers ne le contient ; donc ni elle, ni les quatre premiers degrés ne formeront pas le cinquieme, si Dieu ne le produit lui-même : vous en convenez. Mais j’ajoute que Dieu en le créant ne fera pas qu’elle se le donne, ou qu’elle concoure à sa production ; car Dieu employeroit inutilement sa toute-puissance, pour me faire donner ce que je n’ai pas. Dieu ne sauroit faire qu’un principe vrai devienne faux, ce qui pourtant arriveroit, s’il dépendoit de lui, que l’ame se donnât ce qu’elle n’a pas, ou plus qu’elle n’a. Dieu, dites vous, met en œuvre les premiers degrés d’être qui sont déja dans l’ame. Ne croiroit-on pas à ce langage qu’il n’y a que lui qui agisse, & que les premiers êtres sont entre les mains de Dieu, comme quelque chose de purement passif, comme l’argile entre les mains du potier ? Vous ajoutez que Dieu fait ensorte que les degrés qui étoient anciennement dans l’ame, cooperent & contribuent avec ce que Dieu y ajoute pour former une nouvelle action. Je découvre-là trois choses : 1° la coopération des anciens degrés d’être : 2° ce que Dieu ajoute : 3° l’action qui en résulte. Par-là il paroît que ce ne sont plus ici deux causes dont l’une est subordonnée à l’autre, & qui produisent chacune en entier la même & unique action ; ce sont deux causes paralleles qui en font chacune une partie ; car la coopération des anciens degrés & ce que Dieu ajoute sont deux choses fort distinctes. Or, ou la coopération des anciens degrés produit quelque chose, ou non : mais que produiroit-elle ? Ce n’est pas ce que Dieu ajoute ; Dieu peut seul en être la cause : sera-ce quelque autre être ? Voilà donc quelque chose qui appartient à la créature & qu’elle produit toute seule ; ne produira-t-elle rien ? Elle ne fait donc rien, elle n’a donc point de part à l’action : ou bien encore, les anciens degrés contiennent-ils en entier l’être de l’action ? Leur opération le produira donc toute seule, & il est inutile que Dieu y ajoute du sien. Ne le contiennent-ils pas en entier ? Leur opération ne le produira donc pas en entier, même avec le secours de Dieu. Mais bien plus, qu’est-ce que Dieu ajoute, & qui est si distingué de la coopération des anciens degrés ? Est-ce la nouvelle action, en est-ce l’être ? En ce cas Dieu fait donc ensorte que les anciens degrés d’être cooperent avec la nouvelle action, qu’il ajoute lui-même pour former cette même action. Ajouter une action

avant de la former ! Voilà un langage inintelligible. Si elle est ajoutée, elle est formée ; & la coopération des anciens degrés devient inutile. Enfin ce que Dieu ajoute, sera-ce quelque chose de moins que l’action, que l’être de l’action ? L’action n’en résultera donc jamais ; car avec le moins, on ne fait pas le plus : ou si elle en résulte, les anciens degrés auront produit quelque chose qu’ils ne contenoient pas, ils auront fait quelque chose sans le secours de Dieu. Qu’est-ce donc, encore un coup, que ce que Dieu ajoute selon votre système ?

Mais si quittant la créature, nous nous élevons jusqu’au créateur, nous rétorquerons contre l’auteur ses propres principes, & nous lui prouverons que Dieu n’a pû former de decrets. S’il est vrai que l’ame ne puisse se donner un degré d’amour ou de connoissance, qu’elle n’augmente son être, donc Dieu en formant ses decrets, a augmenté le sien. Si on ne donne point ce qu’on n’a point, ni par conséquent plus qu’on n’a, donc Dieu n’a pû se donner ses decrets, ne les ayant pas par la constitution de sa nature. Si ces principes sont ridicules étant appliqués à Dieu, ils ne le sont pas moins quand il s’agit de la créature.

Autant le système de la prémotion physique se défend mal, autant on a d’avantage à l’attaquer. Deux inconvéniens que ses défenseurs n’ont jamais pû parer, c’est 1°. de ruiner la liberté ; c’est 2°. de faire Dieu auteur du péché. Que ce système soit contraire à la liberté, c’est ce qu’il est aisé de montrer.

1°. C’est un principe constant dans toutes les écoles, que nous ne sommes pas libres pour le bonheur en général. Or cette pente rapide que nous avons vers lui, cette impression invincible que Dieu nous a donnée pour lui, sont l’effet de la prémotion physique générale. Ce que la prémotion physique générale est pour le bonheur en général, la prémotion physique particuliere l’est pour les actes particuliers. Or si la prémotion physique générale détruit notre liberté par rapport au bien général, la prémotion physique particuliere la détruira par la même raison, par rapport aux actions particulieres vers lesquelles elle nous détermine.

2°. Les Thomistes conviennent eux-mêmes que nous ne sommes pas libres par rapport aux premieres impressions que produit en nous la grace prévenante ou excitante. Quand Dieu nous illumine subitement, & qu’il attire notre volonté vers la vertu, il ne dépend pas de nous de ne pas être éclairés, & de ne pas ressentir les attraits que la grace répand sur la vertu. Or pourquoi ne sommes-nous pas libres par rapport à ces premieres touches de la grace, si ce n’est parce qu’elles préviennent le consentement de notre volonté ! Or la prémotion physique pour agir sur nous n’attend pas notre consentement ? Nous ne sommes donc point libres sous son impression.

3°. Il n’y a point de liberté là où nous ne sommes pas les arbitres de notre choix, les maîtres de notre détermination. Or la prémotion, en prévenant notre volonté, nous ravit ce beau privilege de notre liberté.

4°. On n’est véritablement libre que lorsqu’on a le pouvoir de suspendre à son gré l’action qu’on a commencée. Or cela n’est pas possible sous l’empire de la prémotion. La liberté échoue nécessairement contre la force de la nécessité, en vertu de laquelle suit l’effet pour lequel elle est donnée. Dans le tems que la prémotion me porte à l’amour, je ne suis pas libre de me tourner vers la haine ; je ne le pourrois qu’avec une prémotion opposée à celle qui m’entraîne d’une maniere insurmontable. Or il ne dépend pas de moi de me procurer cette prémotion qui m’est absolument nécessaire pour haïr. Je ne le pourrois que par un acte de ma volonté. Or pour enfanter cet acte, j’ai besoin d’une prémotion ; car tel est l’ordre du destin, que je n’agirai jamais sans elle. Si je n’ai pû me procu-