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beau démentir ses conjectures, la premiere opinion prévaut. C’est cette maladie de l’entendement qui favorise la superstition & mille erreurs populaires. Un passager échappe du naufrage après un vœu barbare, tous les autres ont péri dans la même tempête, malgré des promesses les plus légitimes ; n’importe, c’est un miracle, comme si la nature ne devoit pas changer de cours pour conserver tant de victimes dignes de sa pitié, plutôt qu’en faveur d’une tête coupable. La Providence ne veilleroit donc guere aux intérêts du genre humain !… Mais les noms de quelques heureux sont gravés dans les temples, disoit Diagoras, & la mer tient dans ses abymes les prieres perdues. Les tombeaux couvrent les fautes du médecin, tandis que les convalescens publient ses guérisons prétendues. C’est ainsi que l’énumération des faits qui décident pour l’affirmative, nous détermine à la conclusion, avant d’examiner les faits négatifs, qui détruisent ou diminuent la force des preuves positives. De-là les erreurs fondamentales qui ont corrompu la masse des sciences, & qui semblent avoir fermé pour jamais à l’esprit humain les voies de la vérité.

Autre foiblesse de l’entendement, sa précipitation vers les extrèmes. Tout est uniforme dans le cours de la nature ; voilà le principe : les astres roulent donc tous sur des cercles parfaits ; plus d’ovales, plus d’ellipses, conclud le préjugé. La nature agit toujours par les voies les plus simples ; c’est la maxime générale, le préjugé l’applique à tous les faits particuliers, & veut soumettre tous les phénomenes à cette loi. Les Chimistes sont tellement entêtés de leurs élémens, qu’ils ne voyent par-tout que de l’eau & du feu ; semblables à ces fanatiques agités par les fureurs de Cybele, qui trouvoient à chaque pas des fleuves, des rochers, des forêts embrasés.

Il y a des préjugés particuliers, ou de tempérament, qui varient dans l’homme, selon le changement de la constitution des humeurs, la force de l’habitude, & les révolutions de l’âge. Si un homme renfermé, depuis sa naissance jusqu’à la maturité de l’âge, dans une caverne souterreine, passoit tout-à-coup au grand jour, quelle foule d’impressions singulieres exciteroit en lui cette multitude d’objets qui viendroient assaillir toutes les avenues de son ame ! Cet emblème que Platon imagina cache une vérité bien remarquable. En effet, l’esprit de l’homme est comme emprisonné dans les sens, & tandis que les yeux se repaissent du spectacle de la nature, il se forme mille préjugés dans l’imagination qui brisent quelquefois leurs chaînes, & tiennent à leur tour la raison dans l’esclavage.

Il y a des préjugés publics ou de convention, qui sont comme l’apothéose de l’erreur ; tel est le préjugé des usages toujours anciens, de la mode toujours nouvelle, & du langage. Un esprit penétrant ne peut développer ses idées faute d’expressions assez énergiques. Les définitions ne sont ni la véritable idée des choses, ni la véritable maniere de les concevoir. Les objets existent d’un façon, nous les appercevons d’une autre, & nous ne les rendons ni tels qu’ils sont, ni tels que nous les voyons. Nos idées sont de fausses images, & nos expressions des signes équivoques. Il y a des mots dont l’application est si arbitraire, qu’ils deviennent inintelligibles. A-t-on une idée précise de la fortune, de la vertu, de la vérité ? Quand est-ce qu’on fera un traité de convention sur la signification idéale des termes ? Mais en quelle langue seroit-il écrit pour être entendu de tous les hommes dans le même sens ? Il faut attendre que la nature ait fabriqué tous les esprits à la même trempe.

Enfin il y a des préjugés d’école ou de parti, fondés sur de mauvaises notions, ou sur de faux principes de raisonnement. On peut mettre dans ce rang cer-

taines impossibilités que le tems semble avoir prescrit ;

la quadrature du cercle & le mouvement perpétuel, chimeres à trouver. L’art peut faire des mixtions, mais non pas des générations ; ces arrangemens imperturbables de la nature déconcertent les projets & les tentatives des hommes.

Les axiomes classiques déroutent les esprits : la plupart des hommes ne savent pas voir autrement que les autres, & s’ils l’osoient, que d’obstacles à vaincre pour abréger les moyens d’instruire ? Ne fût-ce que la jalousie despotique d’un corps qui traitera comme un factieux & un ennemi, celui qui ne combattroit pas pour les intérêts de sa doctrine, sous ses enseignes & avec ses armes ! C’est cet esprit de zélotypie qui arrêta long-tems, & qui arrête toujours le progrès des connoissances humaines. Les Théologiens donnant à Aristote une espece de suprématie dans l’école, s’arrogerent le droit exclusif de l’entendre & de l’interpreter, & firent un assortiment profane des vérités révélées avec les vérités naturelles, en les assujettissant à la même méthode. L’appui foible & ruineux que se prêterent alors la raison & la foi, en s’expliquant l’une par l’autre, fit confondre les limites de chaque genre de notions : de-là naquit cette guerre intestine, entre les Philosophes & les Théologiens, qui durera peut-être jusqu’à ce que l’ignorance & la barbarie viennent une seconde fois des antres du Nord, pour ensevelir toutes les querelles des savans dans la ruine des empires.

Les sources des préjugés sont encore dans les passions ; l’entendement ne voit rien d’un œil sec & indifférent, tant l’intérêt lui en impose. Ce qui nous plaît est toujours vrai, juste, utile, solide & raisonnable. Ce qui est difficile est regardé comme inutile pour ménager la vanité, ou comme impossible pour flatter la paresse. L’impatience craint les lenteurs de l’examen ; l’ambition ne peut se contenter d’une expérience modérée, ni d’un succès médiocre ; l’orgueil dédaigne les détails de l’expérience, & veut franchir d’un saut l’intervalle qui sépare les vérités moyennes des vérités sommaires ; le respect humain fait éviter la discussion de certaines questions problématiques ; enfin l’entendement est sans cesse arrêté dans sa marche, ou troublé dans ses jugemens.

Les sens nous en imposent, si nous ne jugeons que d’après l’impression des objets, qui varie avec les dispositions de nos organes. Les objets plus importans ne font souvent que de légeres impressions, & pour notre malheur, le méchanisme de tout le mouvement dépend de ces ressorts délicats qui nous échappent.

Chacun bâtit dans son cerveau un petit univers dont il est le centre, autour duquel roulent toutes les opinions qui se croisent, s’éclipsent, s’éloignent, & se rapprochent au gré du grand mobile, qui est l’amour-propre. La vérité brille quelquefois parmi ces notions confuses qui s’entre-choquent ; mais elle ne fait que passer un instant, comme le soleil au point du midi, de sorte qu’on la voit sans pouvoir la saisir ni suivre son cours.

Un des préjugés de l’amour-propre, c’est de croire que l’homme est le fils uniquement chéri de la nature, comme le modele de ses opérations. On suppose qu’elle ne pouvoit faire un plus bel animal, ni rien de plus merveilleux que les productions de l’art, de-là cette plaisante hérésie des antropomorphites, ces pieux solitaires, qui sans doute exterminoient leur face, ne croyant pas assez honorer Dieu s’ils ne lui prêtoient une figure humaine.

Que l’homme donc dépose ses préjugés, & qu’il approche de la nature avec des yeux & des sentimens purs, tels qu’une vierge modeste a le don d’en inspirer, il la contemplera dans toute sa beauté, & il méritera de jouir du détail de ses charmes. (D. J.)