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nation est conditionnelle & présuppose la préscience de la foi. A leur exemple, Jean Cameron écossois, célebre ministre, & professeur en théologie dans l’académie de Saumur, introduisit parmi les Calvinistes de France, le système d’une vocation & d’une grace universelle, qui fut soutenu par Testard & par Amyrault ses disciples, aussi-bien que par les ministres Daillé & Blondel. Mais il est constant que les Luthériens & les Calvinistes rigides, ont toujours tenu pour le dogme d’une prédestination absolue & particuliere.

Quoique les anciens hébreux fussent persuadés comme nous que Dieu a prévu ce que chaque homme doit être, faire, ou devenir, tant pour le bien que pour le mal, cependant il n’est pas aisé de se former une juste idée de leur système sur la prédestination. Joseph reconnoît que les Pharisiens admettoient le destin, sans toutefois exclure la liberté de l’homme ; & comme les Hébreux admettoient la préexistence des ames, il est probable qu’ils pensoient que Dieu formoit son decret pour sauver ou pour damner les hommes, sur la connoissance qu’il a des bonnes ou des mauvaises qualités qui sont dans leurs ames avant leur infusion dans les corps ; du bon ou mauvais usage qu’elles ont fait de leur liberté avant que de les animer, & de celui qu’elles en doivent faire dans le tems qu’elles vivront sur la terre. C’est sur ces idées qu’Origène avançoit que nous ne sommes pas prédestinés suivant la préscience de Dieu, mais en considération de nos mérites ; & que Pélage avoit aussi formé son système, puisque saint Jérome lui reproche que sa doctrine n’est qu’une branche de celle d’Origène, doctrina sua Origenis ramusculus est ; epist. ad Ctesiph. Saint Chrysostome, & la plûpart des peres grecs, ont aussi supposé dans la prédestination une prévision des mérites non passés, comme Origène, mais futurs, ni provenans de la nature, comme Pélage, mais fondés sur la grace.

Les Turcs admettent ordinairement une prédestination absolue & nécessitante pour tous les événemens de la vie, & en conséquence ils se précipitent aveuglément à la guerre dans les plus grands dangers ; mais il y a aussi parmi eux la même différence sur la prédestination antérieure ou postérieure aux mérites, que chez les Chrétiens ; dans le même sens les payens reconnoissoient le destin. Voyez Destin.

Voici quelques passages propres à fixer les sentimens des peres dans cette grande question qui a exercé toutes les sectes religieuses en quelque lieu du monde que ce soit, & qui les a exercées avec d’autant plus de chaleur que l’objet en a dû paroître plus important, puisqu’il est question du salut éternel, du moyen d’y parvenir, du mérite ou du démérite de nos actions, de l’usage de notre liberté, de l’empire de Dieu sur sa créature. Ce qui a dû encore ajouter à l’opiniatreté avec laquelle on devoit s’occuper de ces dogmes, c’est leur profondeur, leur incompréhensibilité. C’est une maladie de l’esprit humain que de s’attacher d’autant plus fortement à un objet qu’il lui donne moins de prise.

Il paroît très-vraisemblable que le sentiment général des Peres sur la prédestination, a été que ceux qui ne parviennent point au salut, périssent, parce qu’ils n’ont pas voulu faire le bien qu’ils pouvoient ; & que c’est dans l’homme seul qu’il faut chercher la cause de ce qu’il n’est pas sauvé, attendu qu’étant appellé, il néglige de suivre sa vocation, & qu’ainsi il rend inutiles les dons de Dieu.

Irénée, l. IV. c. lxxvj. dit en termes exprès, que c’est à soi-même que l’homme doit s’en prendre, s’il n’a point de part aux graces du Très-haut. « Qui igitur abstiterunt à paterno lumine, & transgressi sunt legem libertatis, per suam abstiterunt culpam liberii arbitrii, & suæ potestatis facti ».

Clément d’Alexandrie parlant des payens dit, « que ceux qui ne se sont pas repentis, seront condamnés ; les uns, parce qu’ayant pu croire, ils ne l’ont pas voulu ; les autres, parce que l’ayant bien voulu, ils n’ont pas travaillé à devenir des croyans ». Un autre passage fait comprendre la pensée de ce pere de l’Eglise : voici comme il s’exprime dans les Stromates, lib. VI. p. 669. Paris. 1631. οὐ μόνον τοίνυν. &c. « Celui qui croit, & l’infidele qui ne croit pas, sont jugés très-justement ; car comme Dieu par sa préscience savoit que cet homme ne croiroit point, néanmoins il lui a donné la philosophie avant la loi. Il a fait le soleil, la lune, & les étoiles pour tous les peuples, afin que s’ils n’étoient pas idolâtres, ils ne périssent point ».

On trouve un passage assez semblable à celui de saint Clément, dans Origène contre Celse, liv. III. p. 115. le voici : « Quand saint Paul dit à l’égard des vérités que quelques sages d’entre les Grecs avoient découvertes, qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu ; l’apôtre témoigne par-là qu’ils connoissoient Dieu, & que c’est Dieu qui leur avoit donné cette connoissance ».

Saint Chrysostome, in cap. ix. ep. ad Rom. p. 196. s’exprime d’une maniere claire par rapport à Pharaon : Οὔτε γὰρ ὁ θεὸς ἐνέλιπε, c’est-à-dire, « Dieu n’a rien obmis de ce qui pouvoit contribuer à son amendement ; il n’a aussi rien obmis de ce qui devoit le condamner, & le rendre inexcusable : cependant il le supporta avec beaucoup de douceur, voulant l’amener à la repentance ; car s’il n’avoit pas eu ce dessein, il n’auroit point usé de tant de support. Mais Pharaon n’ayant pas voulu profiter de cette bonté pour s’amender, & s’étant préparé à la colere, Dieu l’a fait servir d’exemple pour la correction des autres ».

Il paroît par quelques écrits de saint Augustin, que ce pere étoit alors d’accord sur ce point avec les docteurs qui l’avoient précédé ; je ne citerai pour le prouver qu’un passage frappant, qui se trouve dans son tract. 53. saint Augustin y explique les versets 39. & 40. du chap. xij. de l’Evang. selon saint Jean, & voici comme il s’exprime : « Ces paroles de l’Evangile donnent lieu à une question profonde ; car l’évangéliste ajoute, ils ne pouvoient croire, à cause qu’Isaïe dit, il a aveuglé leurs yeux, & a endurci leurs cœurs, afin qu’ils ne voyent point de leurs yeux, & n’entendent point de leurs cœurs. On nous objecte : s’ils ne pouvoient croire, quel péché y a-t-il dans l’homme de ne point faire ce qu’il ne peut faire ? Si donc ils ont péché en ne croyant point, il étoit en leur pouvoir de croire, & ils n’ont point cru ; mais s’ils l’ont pu, comment l’Evangile dit-il, ils ne pouvoient croire ? Vous avez entendu, mes freres, l’objection à laquelle nous répondons ainsi. Ils ne pouvoient croire, parce que le prophete Isaïe avoit prédit leur incrédulité, & le prophete l’avoit prédite, parce que Dieu avoit prévu la chose : il avoit prévu leur mauvaise disposition, & l’avoit déclaré par son prophete. Mais, dira-t-on, le prophete en apporte une autre raison indépendante de leur volonté. Quelle ? C’est que Dieu leur a donné des yeux pour ne point voir, & des oreilles pour ne point entendre ; il a aveuglé leurs yeux, & endurci leurs cœurs. Je réponds que cela même, ils l’ont mérité ; car Dieu aveugle & endurcit lorsqu’il abandonne l’homme, qu’il ne lui accorde point des secours ; & c’est ce qu’il est en droit de faire par un jugement secret, qui ne peut être injuste ».

Il résulte assez clairement de tous ces passages & autres, dont les citations nous meneroient trop loin, que les Peres attribuent la perte des pécheurs à leurs