Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livres (au pluriel) qui appartiennent à nous (pareillement au pluriel). C’est que la quotité des êtres qualifiés par l’idée précise de la dépendance, est toute différente de la quotité des personnes auxquelles est relative cette dépendance.

Dans la plûpart des langues, il n’y a qu’un adjectif possessif pour chacune des trois personnes du singulier, & un pour chacune des trois personnes du pluriel ; mais en françois, nous en avons de deux sortes pour chaque personne : l’un qui ne s’emploie jamais qu’avant un nom, & qui exclut tout autre article ; l’autre qui est toujours précédé de l’un des articles, le, la, les, & qui n’est jamais accompagné d’aucun nom, mais qui est toujours en concordance avec un nom déja exprimé auquel il se rapporte. C’est la même chose dans la langue allemande.

Les possessifs de la premiere espece sont mon, ma, mes, pour la premiere personne du singulier ; notre, nos, pour la premiere du pluriel : ton, ta, tes, pour la seconde personne du singulier ; votre, vos, pour la seconde du pluriel : son, sa, ses, pour la troisieme du singulier ; & leur, leurs, pour la troisieme du pluriel.

Les possessifs de la seconde espece sont le mien, la mienne, les miens, les miennes, pour la premiere personne du singulier ; le nôtre, la nôtre, les nôtres, pour la premiere du pluriel : le tien, la tienne, les tiens, les tiennes, pour la seconde personne du singulier ; le vôtre, la vôtre, les vôtres, pour la seconde du pluriel : le sien, la sienne, les siens, les siennes, pour la troisieme personne du singulier ; & le leur, la leur, les leurs, pour la troisieme du pluriel.

L’exacte différence qu’il y a entre les deux especes, c’est que les possessifs de la premiere espece me paroissent renfermer dans leur signification celle des possessifs de la seconde & celle de l’article ; ensorte que mon signifie le mien, ton signifie le tien, son signifie le sien, nos signifie les nôtres, &c. Mon livre, selon cette explication, veut donc dire le mien livre ou le livre mien ; nos livres, c’est les livres nôtres, &c. Et c’est ainsi que parlent les Italiens, il mio libro, imostri libri ; ou bien il libro mio, i libri nostri. « On disoit autrefois, comme l’écrivent encore aujourd’hui ceux qui n’ont pas soin de la pureté du langage, un mien frere, une tienne sœur, un sien ami ». Vaugelas, rem. 338). Cette observation est fondamentale pour rendre raison des différens usages des deux sortes d’adjectifs.

1°. Ce principe explique à merveille ce que Vaugelas a dit (rem. 513) qu’il faut répéter le… possessif de la premiere espece comme on répete l’article, & aux mêmes endroits où l’on répéteroit l’article : par exemple, on dit le pere & la mere, & non pas les pere & mere ; & il faut dire de même son pere & sa mere, & non pas ses pere & mere, ce qui est, selon M. Chapelain, du style de pratique, & selon M. de Vaugelas, une des plus mauvaises façons de parler qu’il y ait dans toute notre langue. On dit aussi, les plus beaux & les plus magnifiques habits, ou les plus beaux & plus magnifiques habits, sans répéter l’article au second adjectif ; & l’on doit dire de même ses plus beaux & ses plus magnifiques habits, ou ses plus beaux & plus magnifiques habits, selon la même regle. Cette identité de pratique n’a rien de surprenant, puisque les adjectifs possessifs dont il est ici question, ne sont autre chose que l’article même auquel on a ajouté l’idée accessoire de dépendance relativement à l’une des trois personnes.

2°. C’est pour cela aussi que cette sorte d’adjectif possessif exclut absolument l’article, quand il se trouve lui-même avant le nom ; ce seroit une véritable périssologie, puisque l’adjectif possessif comprend l’article dans sa signification.

3°. On explique encore par-là pourquoi ces possessifs

operent le même effet que l’article pour la formation du superlatif ; ainsi ma plus grande passion, vos meilleurs amis, leur moindre souci, sont des expressions ou les adjectifs sont au même degré que dans celles-ci, la plus grande passion, les meilleurs amis, le moindre souci : c’est que l’article qui sert à élever l’adjectif au degré superlatif, est réellement renfermé dans la signification des adjectifs possessifs, mon, ton, son, &c.

C’est apparemment pour donner à la phrase plus de vivacité, & conséquemment plus de vérité, que l’usage a autorisé la contraction de l’article avec le possessif dans les cas où le nom est exprimé ; & c’est pour les intérets de la clarté que, quand on ne veut pas répéter inutilement un nom déja exprimé, on exprime chacun à part l’article & le possessif pur, afin que l’énonciation distincte de l’article réveille plus surement l’idée du nom dont il y a ellipse, & qui est annoncée par l’article.

Presque tous les grammairiens regardent comme des pronoms les adjectifs possessifs de l’une & de l’autre espece, & voici l’origine de cette erreur : ils regardent les noms comme un genre qui comprend les substantifs & les adjectifs, & ils observent qu’il se fait des adjectifs de certains noms qui signifient des substances, comme de terre, terrestre. Ainsi meus est formé de mei, qui est le génitif du pronom ego ; tuns de tui, génitif de tu, &c. Or, dans le système de ces grammairiens, le substantif primitif & l’adjectif qui en est dérivé sont également des noms : & ils en concluent que ego & meus, tu & tuus, &c. sont & doivent être également des pronoms. D’ailleurs ces adjectifs possessifs doivent être mis au rang des pronoms, selon M. Restaut (ch. v. art. 3), parce qu’ils tiennent la place des pronoms personnels ou des noms au génitif : ainsi mon ouvrage, notre devoir, ton habit, votre maître, son cheval, en parlant de Pierre, leur roi en parlant des François, signifient l’ouvrage de moi, le devoir de nous, l’habit de toi, le maître de vous, le cheval de ui ou de Pierre, le roi d’eux ou des François.

Par rapport au premier raisonnemnnt, le principe en est absolument faux ; & l’on peut voir au mot Substantif que ce que l’on appelle communément le substantif & l’adjectif sont des parties d’oraison essentiellement différentes. J’ajoute qu’il est évident que bonus, tuus, scribendus & anterior ont une même maniere de signifier, de se décliner, de s’accorder en genre, en nombre & en cas avec un sujet déterminé ; & que la nature des mots devant dépendre de la nature & de l’analogie de leur service, on doit regarder ceux-ci comme étant à cet égard de la même espece. Si on veut regarder tuus comme pronom, parce qu’il est dérivé d’un pronom, c’est une absurdité manifeste, & rejettée ailleurs par ceux même qui la proposent ici, puisqu’ils n’osent dire qu’anterior soit une préposition, quoiqu’il soit dérivé de la préposition ante. Les racines génératives des mots servent à en fixer l’idée individuelle ; mais l’idée spécifique qui les place dans une classe ou dans une autre, dépend absolument & uniquement de la maniere de signifier qui est commune à tous les mots de la même classe. Voyez Mot.

Quant au principe prétendu raisonné de M. Restaut, j’y trouve deux vices considérables. Premierement il suppose que la nature du pronom consiste à tenir la place du nom ; & c’est une erreur que je crois solidement détruite ailleurs. Voyez Pronom. En second lieu, l’application qu’en fait ici ce grammairien doit être très-suspecte d’abus, puisqu’il en peut sortir des conséquences que cet auteur sans doute ne voudroit pas admettre. Regius, humanus, evandrius, &c. signifient certainement regis, hominis, evandri ; M. Restaut concluroit-il que ces mots sont des pronoms ?

Tous les grammairiens françois & allemans recon-