Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

brûle communément pour une fournée jusqu’à cent quatre-vingt charges.

On juge que la porcelaine qu’on a fait cuire dans un petit fourneau est en état d’être retirée, lorsque regardant par l’ouverture d’en-haut on voit jusqu’au fond toutes les porcelaines rouges par le feu qui les embrase ; qu’on distingue les unes des autres les porcelaines placées en pile ; que la porcelaine peinte n’a plus les inégalités que formoient les couleurs, & que ces couleurs se sont incorporées dans le corps de la porcelaine, de même que le vernis donné sur le bel azur, s’y incorpore par la chaleur des grands fourneaux.

Pour ce qui est de la porcelaine qu’on recuit dans de grands fourneaux, on juge que la cuite est parfaite, 1°. lorsque la flamme qui sort n’est plus si rouge, mais qu’elle est un peu blanchâtre ; 2°. lorsque regardant par une des ouvertures on apperçoit que les caisses sont toutes rouges ; 3°. lorsqu’après avoir ouvert une caisse d’en-haut & en avoir tiré une porcelaine, on voit quand elle est refroidie que le vernis & les couleurs sont dans l’état où on les souhaite ; 4°. enfin lorsque regardant par le haut du fourneau, on voit que le gravier du fond est luisant. C’est par tous ces indices qu’un ouvrier juge que la porcelaine est arrivée à la perfection de la cuite.

Après ce que je viens de rapporter, on ne doit point être surpris que la porcelaine soit chere en Europe : on le sera encore moins quand on saura qu’outre le gros gain des marchands européens & celui que font sur eux leurs commissionnaires chinois, il est rare qu’une fournée réussisse entierement : il arrive souvent qu’elle est toute perdue, & qu’en ouvrant le fourneau on trouve les porcelaines & les caisses réduites à une masse dure comme un rocher. Un trop grand feu, ou des caisses mal conditionnées peuvent tout ruiner : il n’est pas aisé de régler le feu qu’on leur doit donner : la nature du tems change en un instant l’action du feu, la qualité du sujet sur lequel il agit, & celle du bois qui l’entretient. Ainsi, pour un ouvrier qui s’enrichit, il y en a cent autres qui se ruinent, & qui ne laissent pas de tenter fortune, dans l’espérance dont ils se flattent, de pouvoir amasser dequoi lever une boutique de marchand.

D’ailleurs la porcelaine qu’on transporte en Europe se fait presque toujours sur des modeles nouveaux, souvent bisarres, & où il est difficile de réussir ; pour peu qu’elle ait de défaut, elle est rebutée des Européens, & elle demeure entre les mains des ouvriers, qui ne peuvent la vendre aux Chinois, parce qu’elle n’est pas de leur goût. Il faut par conséquent que les pieces qu’on prend portent les frais de celles qu’on rebute.

Selon l’histoire de King te tching, le gain qu’on faisoit autrefois étoit beaucoup plus considérable que celui qui se fait maintenant : c’est ce qu’on a de la peine à croire, car il s’en faut bien qu’il se fît alors un si grand débit de porcelaine en Europe. Mais peut-être cela vient de ce que les vivres sont maintenant bien plus chers ; de ce que le bois ne se tirant plus des montagnes voisines qu’on a épuisées, on est obligé de le faire venir de fort loin & à grands frais ; de ce que le gain est partagé entre trop de personnes ; & qu’enfin les ouvriers sont moins habiles qu’ils ne l’étoient dans ces tems reculés, & que par-là ils sont moins surs de réussir. Cela peut venir encore de l’avarice des mandarins, qui occupant beaucoup d’ouvriers à ces sortes d’ouvrages, dont ils font des présens à leurs protecteurs de la cour, payent mal les ouvriers, ce qui cause le renchérissement des marchandises, & la pauvreté des marchands.

J’ai dit que la difficulté qu’il y a d’exécuter certains modeles venus d’Europe, est une des choses qui augmente le prix de la porcelaine ; car il ne faut pas croire

que les ouvriers puissent travailler sur tous les modeles qui leur viennent des pays étrangers ; il y en a d’impraticables à la Chine, de même qu’il s’y fait des ouvrages qui surprennent les étrangers, & qu’ils ne croient pas possibles : telles sont de grosses lanternes, des flûtes composées de plaques concaves qui rendent chacune un son particulier ; des urnes de plusieurs pieces rapportées, & ne formant ensemble qu’un seul corps, &c.

D’une espece de porcelaine rare. Il y a une autre espece de porcelaine dont l’exécution est très-difficile, & qui par-là devient fort rare. Le corps de cette porcelaine est extrèmement délié, & la surface en est très-unie au-dedans & au-dehors ; cependant on y voit des moulures gravées, un tour de fleurs, par exemple, & d’autres ornemens semblables. Voici de quelle maniere on la travaille : au sortir de dessus la roue on l’applique sur un moule où sont des gravures qui s’y impriment en dedans ; en dehors on la rend la plus fine & la plus déliée qu’il est possible, en la travaillant au tour avec le cizeau, après quoi on lui donne l’huile, & on la cuit dans le fourneau ordinaire.

Les marchands européens demandent quelquefois aux ouvriers chinois des plaques de porcelaine dont une piece fasse le dessus d’une table & d’une chaise, ou des quadres de tableaux : ces ouvrages sont impossibles ; les plaques les plus larges & les plus longues sont d’un pié ou environ ; si on va au-delà, quelqu’épaisseur qu’on leur donne, elles se déjettent, l’épaisseur même ne rendroit pas plus facile l’exécution de ces sortes d’ouvrages ; & c’est pourquoi au lieu de rendre ces plaques épaisses, on les fait de deux superficies qu’on unit, en laissant le dedans vuide : on y met seulement une traverse, & l’on fait aux deux côtés deux ouvertures pour les enchâsser dans des ouvrages de menuiserie, ou dans le dossier d’une chaise, ce qui a son agrément.

De la porcelaine ancienne & de la moderne. La porcelaine étant dans une grande estime depuis tant de siecles, peut-être souhaiteroit-on savoir en quoi celle des premiers tems differe de celle de nos jours, & quel est le jugement qu’en portent les Chinois. Il ne faut pas douter que la Chine n’ait ses antiquaires, qui se préviennent en faveur des anciens ouvrages. Le chinois même est naturellement porté à respecter l’antiquité : on trouve pourtant des défenseurs du travail moderne ; mais il n’en est pas de la porcelaine comme des médailles antiques, qui donnent la science des tems reculés. La vieille porcelaine peut être ornée de quelques caracteres chinois, mais qui ne marquent aucun point d’histoire. Ainsi les curieux n’y peuvent trouver qu’un goût & des couleurs qui la leur font préférer à celle de nos jours.

C’est une erreur de croire que la porcelaine, pour avoir sa perfection, doit avoir été long-tems ensevelie en terre ; il est seulement vrai qu’en creusant dans les ruines des vieux bâtimens, & sur-tout en nettoyant de vieux puits abandonnés, on y trouve quelquefois de belles pieces de porcelaine qui ont été cachées dans des tems de révolution. Cette porcelaine est belle, parce qu’alors on ne s’avisoit guere d’enfouir que celle qui étoit précieuse, afin de la retrouver après la fin des troubles. Si elle est estimée, ce n’est pas parce qu’elle a acquis dans le sein de la terre de nouveaux degrés de beauté, mais c’est parce que son ancienne beauté s’est conservée ; & cela seul a son prix à la Chine, où l’on donne de grosses sommes pour les moindres ustensiles de simple poterie dont se servoient les empereurs Yao & Chun, qui ont régné plusieurs siecles avant la dynastie des Tang, auquel tems la porcelaine commença d’être à l’usage des empereurs.

Tout ce que la porcelaine acquiert en vieillissant