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beaucoup d’adresse : les poétiques, les politiques, & les philosophiques. C’est la division qu’en fait le grand pontife Scevola, qui se trouvant à la tête de tous les ministres de la superstition, ne devoit point s’y méprendre. Les dieux poétiques sembloient abandonnés au vulgaire qui se repaît de fictions. Les politiques servoient dans les occurrences délicates, où il falloit relever les courages abattus, les manier avec dextérité, leur donner une nouvelle force. Les philosophiques enfin n’offroient rien que de noble, de pur, de convenable au petit nombre d’honnêtes gens qui parmi les payens, savoient penser. Ces derniers ne reconnoissoient qu’un seul Dieu qui gouvernoit l’univers par le ministere des génies ou des démons, à qui ils donnoient le nom de divinités subalternes. M. Bayle prétend qu’aucun philosophe payen n’a eu connoissance de l’unité de Dieu ; car tous ceux, dit-il, qui semblent reconnoître cette vérité, ont réduit à la seule divinité du soleil tous les autres dieux du paganisme, ou n’ont point admis d’autre dieu que l’univers même, que la nature, que l’ame du monde. Or on comprend aisément, pour peu qu’on y fasse attention, que l’unité ne peut convenir ni au soleil ni au monde, ni à l’ame du monde. Cela est visible à l’égard du soleil & du monde ; car ils sont composés de plusieurs portions de matiere réellement distinctes les unes des autres ; & il ne seroit pas moins absurde de soutenir qu’un vaisseau n’est qu’un seul être, ou qu’un éléphant n’est qu’une seule entité, que de l’affirmer du monde, soit qu’on le considere comme une simple machine, soit qu’on le considere comme un animal. Toute machine, tout animal est essentiellement un composé de diverses pieces. L’ame du monde est aussi composée de parties différentes. Ce qui anime un arbre n’est point la même chose que ce qui anime un chien. Personne n’a mieux décrit que Virgile le dogme de l’ame du monde, laquelle il prenoit pour Dieu.

Esse apibus partem divinæ mentis & haustus
Æthereos dixere : Deum namque ire per omnes
Terrasque, tractusque maris, cœlumque profundum,
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitam
.

Virg. Georg. lib. II. v. 220.

On voit par-là clairement la divinité divisée en autant de parties qu’il y a de bêtes & d’hommes. Cet esprit, cet entendement répandu, selon Virgile, par toute la masse de la matiere, peut-il être composé de moins de parties que la matiere ? ne faut-il pas qu’il soit dans l’air par des portions de sa substance numériquement distinctes des portions par lesquelles il est dans l’eau réellement ; donc les philosophes qui semblent avoir enseigné l’unité de Dieu ont été plus polythéistes que le peuple. Ils ne savoient ce qu’ils disoient, s’ils croyoient dire que l’unité appartient à Dieu. Elle ne peut lui convenir selon leur dogme, que de la maniere qu’elle convient à l’Océan, à une nation, à une ville, à un palais, à une armée. Le dieu qu’ils reconnoissoient être un amas d’une infinité de parties, si elles étoient homogènes, chacune étoit un dieu, ou aucune ne l’étoit. Or si aucune ne l’avoit été, le tout n’auroit pas pû être dieu. Il falloit donc qu’ils admissent au pié de la lettre une infinité de dieux, ou pour le moins un plus grand nombre qu’il n’y en avoit dans le poëme d’Hésiode, ni dans aucune autre lithurgie. Si elles étoient hétérogenes, on tomboit dans la même conséquence, car il falloit que chacune participât à la nature divine & à l’essence de l’ame du monde. Elle n’y pouvoit participer sans être un dieu, puisque l’essence des choses n’est point susceptible du plus ou du moins. On l’a toute entiere, ou l’on n’en a rien du tout. Voilà donc autant de dieux que de parties dans l’univers. Que si la nature

de Dieu n’avoit point été communiquée à quelques-unes des parties, d’où seroit venu qu’elle auroit été communiquée à quelques autres ? & quel composé bisarre & monstrueux ne seroit-ce pas qu’une ame composée de parties non vivantes & non animées, & de parties vivantes & animées ? Il seroit encore plus monstrueux de dire qu’aucune portion de dieu n’étoit un dieu, & que néanmoins toutes ensemble elles composoient un dieu ; car en ce cas là, l’être divin eût été le résultat d’un assemblage de plusieurs pieces non divines, il eût été fait de rien, tout comme si l’étendue étoit composée de points mathématiques.

Qu’on se tourne de quelque côté qu’on voudra ; on ne peut trouver jamais dans les systèmes des anciens philosophes, l’unité de Dieu ; ce sera toujours une unité collective. Affectez de dire sans nommer jamais l’armée, que tels ou tels bataillons ont fait ceci, ou sans jamais articuler ni régimens, ni bataillons, que l’armée a fait cela, vous marquerez également une multitude d’acteurs. S’il n’y a qu’un seul Dieu, selon eux, c’est de la même maniere qu’il n’y a qu’un peuple romain, ou que, selon Aristote, il n’y a qu’une matiere premiere. Voyez dans saint Augustin les embarras où la doctrine de Varron se trouve réduite. Il croyoit que Dieu n’étoit autre chose que l’ame du monde. On lui fait voir que c’est une division de Dieu en plusieurs choses, & la réduction de plusieurs choses en un seul Dieu. Lactance aussi a très-bien montré le ridicule du sentiment des Stoïques, qui étoit à-peu-près le même que celui de Varron. Spinoza est dans le même labyrinthe. Il soutient qu’il n’admet qu’une substance, & il la nomme Dieu. Il semble donc n’admettre qu’un Dieu ; mais dans le fond il en admet une infinité sans le savoir. Jamais on ne comprendra que l’unité de substance, à quoi il réduit l’univers, soit autre chose que l’unité collective, ou que l’unité formelle des Logiciens, qui ne subsiste qu’idéalement dans notre esprit. S’il se trouve donc dans les philosophes payens quelques passages qui semblent autoriser d’une maniere plus orthodoxe l’unité de Dieu, ce ne sont la plûpart du tems qu’un galimathias pompeux ; faites-en bien l’analyse, il en sortira toujours une multitude de dieux. On n’est parfaitement unitaire qu’autant qu’on reconnoît une intelligence parfaitement simple, totalement distinguée de la matiere & de la forme du monde, productrice de toutes choses, & véritablement spirituelle. Si l’on affirme cela, l’on croit qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais si on ne l’affirme pas, on a beau siffler tous les dieux du paganisme, & témoigner de l’horreur pour la multitude des dieux, on en admettra réellement une infinité. Or c’est là précisément le cas de tous les anciens philosophes que nous avons prouvé ailleurs n’avoir aucune teinture de la véritable spiritualité.

Si M. Bayle s’étoit contenté de dire qu’en raisonnant conséquemment, on ne se persuaderoit jamais que l’unité de Dieu fût compatible avec la nature de Dieu, telle que l’admettoient les anciens philosophes, je me rangerois à son avis. Il me semble que ce qu’ils disoient de l’unité de Dieu, ne couloit point de leur doctrine touchant la nature de cet Etre. Je parle même de la doctrine des premiers peres de l’Eglise, qui mettoient dans Dieu une espece de matérialisme. Cette doctrine bien pénétrée, & conduite exactement de conséquence en conséquence, étoit l’éponge de toute religion. Les raisonnemens de M. Bayle, que j’ai apportés en objection, en sont une preuve bien évidente. Mais comme les opinions, inconséquemment & très-impertinemment tirées d’une hypothese, n’entrent pas moins facilement dans les esprits, que si elles émanoient nécessairement d’un bon principe ; il faut convenir que les philosophes payens ont veritablement reconnu l’unité de Dieu,