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me sans versification ne seroit pas un poëme. Les mesures & l’harmonie sont les couleurs, sans lesquelles la poésie n’est qu’une estampe. Le tableau représentera, si vous le voulez, les contours ou la forme, & tout au plus les jours & les ombres locales ; mais on n’y verra point le coloris parfait de l’art.

La troisieme opinion est celle qui met l’essence de la poésie dans l’enthousiasme ; mais cette qualité ne convient-elle pas également à la prose, puisque la passion avec tous ses degrés ne monte pas moins dans les tribunes que sur les théatres ; & quand Périclès tonnoit, foudroyoit, & renversoit la Grece, l’enthousiasme régnoit-il dans ses discours avec moins d’empire, que dans les odes pindariques ? S’il falloit que l’enthousiasme se soutînt toujours dans la poésie, combien de vrais poëmes cesseroient d’être tels ? La tragédie, l’épopée, l’ode même, ne seroient poétiques que dans quelques endroits frappans ; dans le reste n’ayant qu’une chaleur ordinaire, elles n’auroient plus le caractere distinctif de la poésie.

Mais, dira-t-on, l’enthousiasme & le sentiment sont une même chose, & le but de la poésie est de produire le sentiment, de toucher & de plaire ; d’ailleurs, le poëte ne doit-il pas éprouver le sentiment qu’il veut produire dans les autres ? Quelle conclusion tirer de-là, que les sentimens de l’enthousiasme sont le principe & la fin de la poésie ; en sera-ce l’essence ? Oui, si l’on veut que la cause & l’effet, la fin & le moyen soient la même chose ; car il s’agit ici de précision.

Tenons nous-en donc à établir l’essence de la poésie dans l’imitation, puisqu’elle renferme l’enthousiasme, la fiction, la versification même, comme des moyens nécessaires pour peindre parfaitement des objets.

De plus, les regles générales de la poésie des choses sont renfermées dans l’imitation ; en effet, si la Nature eût voulu se montrer aux hommes dans toute sa gloire, je veux dire avec toute sa perfection possible dans chaque objet ; ces regles qu’on a découvertes avec tant de peine, & qu’on suit avec tant de timidité, & souvent même de danger, auroient été inutiles pour la formation & le progrès des Arts. Les artistes auroient peint scrupuleusement les faces qu’ils auroient eues devant les yeux, sans être obligés de choisir. L’imitation seule auroit fait tout l’ouvrage, & la comparaison seule en auroit jugé.

Mais comme elle s’est fait un jeu de mêler ses plus beaux traits avec une infinité d’autres, il a fallu faire un choix ; & c’est pour faire ce choix avec plus de sureté, que les regles ont été inventées & proposées par le goût.

La principale de tout est de joindre l’utile avec l’agréable. Le but de la Poésie est de plaire, & de plaire en remuant les passions ; mais pour nous donner un plaisir parfait & solide, elle n’a jamais dû remuer que celles qu’il nous est important d’avoir vives, & non celles qui sont ennemies de la sagesse. L’horreur du crime, à la suite duquel marche la honte, la crainte, le répentir, sans compter les autres supplices ; la compassion pour les malheureux, qui a presque une utilité aussi étendue que l’humanité même ; l’admiration des grands exemples, qui laissent dans le cœur l’aiguillon de la vertu ; un amour héroïque & par conséquent légitime : voilà, de l’aveu de tout le monde, les passions que doit traiter la Poésie, qui n’est point faite pour fomenter la corruption dans les cœurs gâtés, mais pour être les délices des ames vertueuses. La vertu déplacée dans de certaines situations, sera toujours un spectacle touchant. Il y a au fond des cœurs les plus corrompus une voix qui parle toujours pour elle, & que les honnêtes gens entendent avec d’autant plus de plaisir, qu’ils y trouvent une preuve de leur perfection. Quand la Poésie se prostitue au vice,

elle commet une sorte de profanation qui la deshonore : les poëtes licencieux se dégradent eux-mêmes ; il ne faut pas blâmer leurs beautés d’élocution, ce seroit injustice ou manque de goût ; mais il ne faut pas en louer les auteurs, de peur de donner du crédit au vice.

Il y a plus : les grands poëtes n’ont-ils jamais prétendu que leurs ouvrages, le fruit de tant de veilles & de travaux, fussent uniquement destinés à amuser la légereté d’un esprit vain, ou à reveiller l’assoupissement d’un Midas désœuvré ? Si c’eût été leur but, seroient-ils de grands hommes ?

Ce n’est pas cependant que la Poésie ne puisse se prêter à un aimable badinage. Les muses sont riantes, & furent toujours amies des graces ; mais les petits poëmes sont plûtôt pour elles des délassemens que des ouvrages : elles doivent d’autres services aux hommes, dont la vie ne doit pas être un amusement perpétuel ; & l’exemple de la nature qu’elles se proposent pour modele, leur apprend à ne rien faire de considérable sans un dessein sage, & qui tende à la perfection de ceux pour qui elles travaillent. Ainsi de même qu’elles imitent la nature dans ses principes, dans ses goûts, dans ses mouvemens, elles doivent aussi l’imiter dans les vûes & dans la fin qu’elle se propose.

On peut réduire les différentes especes de poésies sous quatre ou cinq genres. Les Poëtes racontent quelquefois ce qui s’est passé, en se montrant eux-mêmes comme historiens, mais historiens inspirés par les muses ; quelquefois ils aiment mieux faire comme les Peintres, & présenter les objets dans les yeux, afin que le spectateur s’instruise par lui-même, & qu’il soit plus touché de la vérité. D’autres fois ils allient leur expression avec celles de la Musique, & se livrent tout entiers aux passions, qui sont le seul objet de celle-ci. Enfin il leur arrive d’abandonner entierement la fiction, & de donner toutes les graces de leur art à des sujets vrais, qui semblent appartenir de droit à la prose : d’où il résulte qu’il y a cinq sortes de Poésies ; la poésie fabulaire ou de récit ; la poésie de spectacle, ou dramatique ; la poésie épique, la poésie lyrique, & la poésie didactique. Voyez Apologue, Poésie dramatique, épique, lyrique, didactique, &c.

Par cette division nous ne prétendons pas faire entendre que ces genres soient tellement séparés les uns des autres, qu’ils ne se réunissent jamais, car c’est précisément le contraire qui arrive presque par-tout ; rarement on voit régner seul le même genre d’un bout à l’autre dans aucun poëme. Il y a des récits dans le lyrique, des passions peintes fortement dans les poésies de récit : par-tout la Fable s’allie avec l’Histoire, le vrai avec le faux, le possible avec le réel. Les Poëtes obligés par état de plaire & de toucher, se croient en droit de tout oser pour y réussir.

La Poésie se charge en conséquence de ce qu’il y a de plus brillant dans l’Histoire ; elle s’élance dans les cieux pour y peindre la marche des astres ; elle s’enfonce dans les abîmes pour y examiner les secrets de la nature ; elle pénetre jusque chez les morts, pour décrire les récompenses des justes & les supplices des impies ; elle comprend tout l’univers : si ce monde ne lui suffit pas, elle crée des mondes nouveaux qu’elle embellit de demeures enchantées, qu’elle peuple de mille habitans divers : c’est une espece de magie ; elle fait illusion à l’imagination, à l’esprit même, & vient à bout de procurer aux hommes des plaisirs réels par des inventions chimériques.

Cependant tous les genres de poésie ne plaisent & ne touchent pas également ; mais chaque genre nous touche à-proportion que l’objet qu’il est de son essence de peindre & d’imiter, est capable de nous émouvoir. Voilà pourquoi le genre élégiaque & le genre