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A la fin, leur douleur & leurs acccens se confondroient sans doute dans cette exclamation si simple & si touchante :

Che barbaro addio !
Quel fatal adieu !
Che fato crudel !
Quel sort cruel !

Le duo ou duetto est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l’air, leurs accens peuvent se confondre ; cela est dans la nature ; une exclamation, une plainte peut les réunir ; mais le reste de l’air doit être en dialogue. Il ne peut jamais être naturel qu’Armide & Hidraot, pour s’animer à la vengeance, chantent en couplet :

Poursuivons jusqu’au trépas,
L’ennemi qui nous offense ;
Qu’il n’échappe pas
A notre vengeance !

Ils recommenceroient ce couplet dix fois de suite avec un bruit & des mouvemens de forcenés, qu’un homme de goût n’y trouveroit que la même déclamation fausse fastidieusement répétée.

On voit par cet exemple de quelle maniere les airs à deux, à trois & même à plusieurs acteurs peuvent être placés dans le drame lyrique.

On voit aussi par tout ce que nous venons de dire, ce que c’est que l’air ou l’aria, & quel est son génie. Il consiste dans le développement d’une situation intéressante. Avec quatre petits vers que le poëte fournit, le musicien cherche à exprimer non-seulement la principale idée de la passion de son personnage, mais encore tous ses accessoires & toutes ses nuances. Mieux le compositeur devinera les mouvemens les plus secrets de l’ame dans chaque situation, plus son air sera beau, plus il se montrera lui-même homme de génie. C’est là où il pourra déployer aussi toute la richesse de son art, en réunissant le charme de l’harmonie au charme de la mélodie, & l’enchantement des voix au prestige des instrumens. L’exécution de l’air se partagera entre le chant & le geste ; elle sera l’ouvrage non seulement d’un habile chanteur, mais d’un grand acteur ; car le compositeur n’a guere moins d’attention à désigner les mouvemens & la pantomime, qu’à marquer les accens de la passion dont son air présente le tableau.

Suivant la remarque d’un philosophe célebre, l’air est la récapitulation & la peroraison de la scene, & voilà pourquoi l’acteur quitte presque toujours la scene, après avoir chanté ; les occasions de revenir du langage de la passion à la déclamation ordinaire, au simple récitatif, doivent être rares.

Le génie de l’air est essentiellement différent du couplet & de la chanson : celle-ci est l’ouvrage de la gaieté, de la satyre, du sentiment, si vous voulez, mais jamais de la déclamation, ni de la musique imitative. La chanson ne peut donner aux paroles qu’un caractere général, qu’une expression vague ; mais le retour periodique du même chant à chaque couplet, s’oppose à toute expression particuliere, à tout développement, & un chant symmétriquement arrangé ne peut trouver place dans la musique dramatique que comme un souvenir. Anacréon peut chanter des couplets au milieu de ses convives ; lorsque Lise veut faire entendre à Dorval les sentimens de son cœur, la présence de sa surveillante l’oblige à les renfermer dans une chanson qu’elle feint d’avoir entendu dans son couvent ; cette tournure est ingénieuse & vraie ; mais dans tous ces cas les couplets sont historiques ; c’est une chanson qu’on sait par cœur, & qu’on se rappelle. Dans la comédie les occasions de placer

des couplets peuvent être fréquentes ; je n’en conçois guere dans la tragédie. Pour nous en tenir aux exemples déja cités, si Mandane eût fait des paroles, conservati fedele, un couplet au lieu d’un air, quelque tendre que fût ce couplet, il eût été froid, insipide & faux. Nous avons déja remarqué que le comble de l’absurdité & du mauvais goût seroit de se servir du couplet pour le dialogue de la scene & l’entretien des acteurs.

L’air, comme le plus puissant moyen du compositeur, doit être réservé aux grands tableaux & aux momens sublimes du drame lyrique. Pour faire tout son effet, il faut qu’il soit placé avec goût & avec jugement : l’imitation de la nature, la vérité du spectacle & l’expérience sont d’accord sur cette loi. Il en est de la musique comme de la peinture. Le secret des grands effets consiste moins dans la force des couleurs que dans l’art de leur dégradation, & les procédés d’un grand coloriste sont différens de ceux d’un habile teinturier. Une suite d’airs les plus expressifs & les plus variés, sans interruption & sans repos, lasseroit bientôt l’oreille la mieux exercée & la plus passionnée pour la musique. C’est le passage du récitatif à l’air, & de l’air au récitatif, qui produit les grands effets du drame lyrique ; sans cette alternative l’opéra seroit certainement le plus assommant, le plus fastidieux, comme le plus faux de tous les spectacles.

Il seroit également faux de faire alternativement parler & chanter les personnages du drame lyrique. Non-seulement le passage du discours au chant & le retour du chant au discours auroient quelque chose de désagréable & de brusque, mais ce seroit un mélange monstrueux de vérité & de fausseté. Dans nulle imitation le mensonge de l’hypothese ne doit disparoître un instant ; c’est la convention sur laquelle l’illusion est fondée. Si vous laissez prendre à vos personnages une fois le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous, & je ne vois plus de raison pour les faire chanter sans blesser le bon sens.

On peut donc dire que c’est l’invention & le caractere distinctif de l’air & du récitatif qui ont créé le poëme lyrique ; quoique celui-ci marche sans le secours des instrumens, & ne differe de la déclamation ordinaire qu’en marquant les inflexions du discours par des intervalles plus sensibles & susceptibles d’être notés, il n’en est pas moins digne de l’attention d’un grand compositeur qui saura y mettre beaucoup de génie, de finesse & de variété. Il pourra même le faire accompagner de l’orchestre, & le couper dans les repos de différentes pensées musicales dans tous les cas où le discours de l’acteur, sans devenir encore chant, s’animera davantage, & s’approchera du moment où la force de la passion le transformera en air.

Cette économie intérieure du spectacle en musique fondée d’un côté sur la vérité de l’imitation, & de l’autre, sur la nature de nos organes, doit servir de poétique élémentaire au poëte lyrique. Il faut à la vérité qu’il se soumette en tout au musicien ; il ne peut prétendre qu’au second rôle ; mais il lui reste d’assez beaux moyens pour partager la gloire de son compagnon. Le choix & la disposition du sujet, l’ordonnance & la marche de tout le drame sont l’ouvrage du poëte. Le sujet doit être rempli d’intérêt, & disposé de la maniere la plus simple & la plus intéressante. Tout y doit être en action, & viser aux grands effets. Jamais le poëte ne doit craindre de donner à son musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractere inséparable de la musique, & une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du poëme lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs & oisifs ne seroient nulle part plus déplacés.

Semper ad eventum festis at.