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nous auroient été toujours inconnus s’il ne les avoit pas conquis & célébrés.

Le sujet qui étoit neuf a fait naître à l’auteur quelques pensées neuves & hardies. On remarque aussi de l’éloquence dans quelques-uns de ses discours, & beaucoup de feu dans ses batailles ; mais son poëme peche du côté de l’invention. On n’y voit aucun plan, point de variété dans les descriptions, point d’unité dans le dessein. Enfin, ce poëme est plus sauvage que les nations qui en font le sujet. Vers la fin de l’ouvrage, l’auteur qui est un des premiers héros du poëme, fait pendant la nuit une longue & ennuyeuse marche, suivi de quelques soldats ; & pour passer le tems, il fait naître entr’eux une dispute au sujet de Virgile, & principalement sur l’épisode de Didon. Alonzo saisit cette occasion pour entretenir ses soldats de la mort de Didon, telle qu’elle est rapportée par les anciens historiens ; & afin de restituer à la reine de Carthage sa réputation, il s’amuse à en discourir pendant deux chants entiers. Ce n’est pas d’ailleurs un défaut médiocre de son poëme d’être composé de trente-six chants : on peut supposer avec raison qu’un auteur qui ne sait, ou qui ne peut s’arrêter, n’est pas propre à fournir une telle carriere.

Milton (Jean) naquit à Londres en 1608. Sa vie est à la tête de ses œuvres, mais il ne s’agit ici que de son poëme épique, intitulé : le paradis perdu, the paradise lost. Il employa neuf ans à la composition de cet ouvrage immortel ; mais à-peine l’eut-il commencé qu’il perdit la vûe. Il étoit pauvre, aveugle, & ne fut point découragé. Son nom doit augmenter la liste des grands hommes persécutés de la fortune. Il mourut en 1674, sans se douter de la réputation qu’auroit un jour son poëme, sans croire qu’il surpassoit de beaucoup celui du Tasse, & qu’il égaloit en beautés ceux de Virgile & d’Homere.

Les François rioient quand on leur disoit que l’Angleterre avoit un poëme épique, dont le sujet étoit le diable combattant contre Dieu, & un serpent qui persuadoit à une femme de manger une pomme. Ils imaginoient qu’on ne pouvoit faire sur ce sujet que des vaudevilles ; mais ils sont bien revenus de leur erreur. Il est vrai que ce poëme singulier a ses taches & ses défauts. Au milieu des idées sublimes dont il est rempli, on en trouve plusieurs de bisarres & d’outrées. La peinture du péché, monstre féminin, qui après avoir violé sa mere, met au monde une multitude d’enfans sortant sans cesse de ses entrailles, pour y rentrer & les déchirer, révolte avec raison les esprits délicats ; c’est manquer au vraissemblable que d’avoir placé du canon dans l’armée de satan, & d’avoir armé d’épées des esprits qui ne pouvoient se blesser C’est encore se contredire que de mettre dans la bouche de Dieu le pere, un ordre à ses anges de poursuivre ses ennemis, de les punir & de les précipiter dans le Tartare : cependant Dieu parle & manque de puissance ; la victoire de ses anges reste indécise, & on vient à leur résister.

Mais enfin ces sortes de défauts sont noyés dans le grand nombre de beautés merveilleuses dont le poëme étincelle. Admirez-y les traits majestueux avec lesquels l’auteur peint l’Etre suprème, & le caractere brillant qu’il ose donner au diable. On est enchanté de la description du printems, de celle du jardin d’Eden, & des amours innocens d’Adam & d’Eve. En effet, il est bien remarquable que dans tous les autres poëmes l’amour est regardé comme une foiblesse ; dans Milton seul l’amour est une vertu. Ce poëte a su lever d’une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion. Il transporte le lecteur dans le jardin de délices : il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam & Eve sont remplis. Il ne s’éleve pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue ; & comme

il n’y a point d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une pareille poésie.

Ce génie supérieur a encore réuni dans son ouvrage, le grand, le beau, l’extraordinaire. Personne n’a mieux su étonner & agir sur l’imagination. Son poëme ressemble à un superbe palais bâti de briques, mais d’une architecture sublime. Rien de plus grand que le combat des anges, la majesté du Messie, la taille & la conduite du démon & de ses collegues. Que peut-on se représenter de plus auguste que le pandæmonium (lieu de l’assemblée des démons), le paradis, le ciel, les anges, & nos premiers parens ? Qu’y a-t-il de plus extraordinaire que sa peinture de la création du monde, des différentes métamorphoses des anges apostats, & les avantures qu’éprouve leur chef en cherchant le paradis ? Ce sont-là des scenes toutes neuves & purement idéales ; & jamais poëte ne pouvoit les peindre avec des couleurs plus vives & plus frappantes. En un mot, le paradis perdu peut être regardé comme le dernier effort de l’esprit humain, par le merveilleux, le sublime, les images superbes, les pensées hardies, la variété, la force & l’énergie de la poésie. Toutes ces choses admirables ont fait dire ingénieusement à Dryden, que la nature avoit formé Milton de l’ame d’Homere & de celle de Virgile.

La France n’a point eu de poëme épique jusqu’au dix-huitieme siecle. Aucun des beaux génies qu’elle a produits n’avoit encore travaillé dans ce genre. On n’avoit vû que les plus foibles oser porter ce grand fardeau, & ils y ont succombé. Enfin, M. de Voltaire, âgé de 30 ans, donna la Henriade en 1723 sous le nom de poëme de la ligue.

Le sujet de cet ouvrage épique est le siege de Paris, commencé par Henri de Valois & Henri le Grand, & achevé par ce dernier seul. Le lieu de la scene ne s’étend pas plus loin que de Paris à Ivry, où se donna cette fameuse bataille qui décida du sort de la France & de la maison royale.

Le poëme est fondé sur une histoire connue, dont l’auteur a conservé la vérité dans les principaux événemens. Les autres moins respectables ont été ou retranchés, ou arrangés suivant la vraissemblance qu’exige un poëme.

Celui-ci donc est composé d’événemens réels & de fictions. Les événemens réels sont tirés de l’Histoire ; les fictions forment deux classes. Les unes sont puisées dans le système merveilleux, telles que la prédiction de la conversion d’Henri IV. la protection que lui donne saint Louis, son apparition, le feu du ciel détruisant les opérations magiques qui étoient alors si communes, &c. Les autres sont purement allégoriques : de ce nombre sont le voyage de la Discorde à Rome, la Politique, le Fanatisme personnifiés, le temple de l’Amour, enfin les passions & les vices :

Prenant un corps, une ame, un esprit, un visage.

Telle est l’ordonnance de la Henriade. A-peine eut-elle vû le jour que l’envie & la jalousie déchirerent l’auteur par cent brochures calomnieuses. On joua la Henriade sur le théâtre de la comédie italienne & sur celui de la foire ; mais cette cabale & cet odieux acharnement ne purent rien contre la beauté du poëme. Le public indigné ne l’admira que davantage. On en fit en peu d’années plus de vingt éditions dans toute l’Europe ; & Londres en particulier publia la Henriade par une souscription magnifique. Elle fut traduite en vers anglois par M. Lockman ; en vers italiens, par MM. Maffey, Ortolani & Nénéi ; en vers allemands, par une aimable muse madame Gotsched ; & en vers hollandois, par M. Faitema. Quoique les actions chantées dans ce poëme regardent particulierement les François, cependant comme elles sont simples, intéressantes, & peintes avec le