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rester assoupies : Xénophon, Antisthène, Diogene, Aristippe, Æschine, Phédon s’éleverent contre lui, & Athénée s’est plû à transmettre à la postérité les imputations odieuses dont on a cherché à flétrir la mémoire de Platon ; mais une ligne de son ouvrage suffit pour faire oublier & ses défauts, s’il en eut, & les reproches de ses ennemis. Il semble qu’il soit plus permis aux grands hommes d’être méchans. Le mal qu’ils commettent passe avec eux ; le bien qui résulte de leurs ouvrages dure éternellement : ils ont affligé leurs parens, leurs amis, leurs concitoyens, leurs contemporains, je le veux, mais ils continuent d’instruire & d’éclairer l’univers. J’aimerois mieux Bacon grand auteur & homme de bien ; mais s’il faut opter, je l’aime mieux encore grand homme & fripon, qu’homme de bien & ignoré : ce qui eût été le mieux pour lui & pour les siens, n’est pas le mieux pour moi : c’est un jugement que nous portons malgré nous. Nous lisons Homere, Virgile, Horace, Cicéron, Milton, le Tasse, Corneille, Racine, & ceux qu’un talent extraordinaire a placés sur la même ligne, & nous ne songeons guere à ce qu’ils ont été. Le méchant est sous la terre, nous n’en avons plus rien à craindre ; ce qui reste après lui de bien, subsiste & nous en jouissons. Voilà des lignes vraies que j’écris à regret, car il me plaîroit bien davantage de troubler le grand homme qui vit tranquille sur sa malfaisance, que de l’en consoler par l’oubli que je lui en promets ; mais après tout, cette éponge des siecles fait honneur à l’espece humaine.

Platon fut un homme de génie, laborieux, continent & sobre, grave dans son discours & dans son maintien, patient, affable ; ceux qui s’offensent de la liberté avec laquelle son banquet est écrit, en méconnoissent le but ; & puis il n’est pas moins important pour juger les mœurs que pour juger les ouvrages, de remonter aux tems & de se transporter sur les lieux ; nous sommes moins ce qu’il plaît à la nature qu’au moment où nous naissons.

Il s’appliqua toute sa vie à rendre la jeunesse instruite & vertueuse. Il ne se mêla point des affaires publiques. Ses idées de législation ne quadroient pas avec celles de Dracon & de Solon : il parloit de l’égalité de fortune & d’autorité qu’il est difficile d’établir, & peut-être impossible de conserver chez un peuple. Les Arcadiens, les Thébains, les Cyrénéens, les Syracusains, les Crétois, les Eléens, les Pyrrhéens, & d’autres qui travailloient à réformer leurs gouvernemens l’appellerent ; mais trouvant ici une répugnance invincible à la communauté générale de toutes choses, de la férocité, de l’orgueil, de la suffisance, trop de richesses, trop de puissance, des difficultés de toute espece, il n’alla point, il se contenta d’envoyer ses disciples. Dion, Pithon & Héraclide qui avoient puisé dans son école la haine de la tyrannie, en affranchirent le premier la Sicile, les deux autres la Thrace. Il fut aimé de quelques souverains. Les souverains ne rougissoient pas alors d’être philosophes. Il voyagea trois fois en Sicile ; la premiere, pour connoître l’île & voir la chaudiere de l’Etna ; la seconde, à la sollicitation de Denis & des Pythagoriciens qui avoient esperé que son éloquence & sa sagesse pourroient beaucoup sur les esprits ; ce fut aussi l’objet de la troisieme visite qu’il fit à Denis. De retour dans Athènes, il se livra tout entier aux Muses & à la Philosophie. Il jouit d’une santé constante & d’une longue vie, récompense de sa frugalité ; il mourut âgé de 81 ans, la premiere de la cent huitieme olympiade. Le perse Mithridate lui éleva une statue, Aristote un autel : on consacra par la solemnité le jour de sa naissance, & l’on frappa des monnoies à son effigie. Les siecles qui se sont écoulés, n’ont fait qu’accroître l’admiration qu’on avoit pour ses ouvrages. Son style est moyen entre la prose

& la poésie : il offre des modeles en tout genre d’éloquence : celui qui n’est pas sensible aux charmes de ses dialogues, n’a point de goût. Personne n’a su établir le lieu de la scene avec plus de vérité, ni mieux soutenir ses caracteres. Il a des momens de l’enthousiasme le plus sublime. Son dialogue de la sainteté est un chef-d’œuvre de finesse ; son apologie de Socrate en est un de véritable éloquence. Ce n’est pas à la premiere lecture qu’on saisit l’art & le but du banquet : il y a plus à profiter pour un homme de génie dans une page de cet auteur, que dans mille volumes de critique. Homere & Platon attendent encore un traducteur digne d’eux : il professa la double doctrine. Il est difficile, dit-il dans le Timée, de remonter à l’auteur de cet univers, & il seroit dangereux de publier ce qu’on en découvriroit. Il vit que le doute étoit la base de la véritable science ; aussi tous ses dialogues respirent-ils le scepticisme. Ils en ressemblent d’autant plus à la conversation : il ne s’ouvrit de ses véritables sentimens qu’à quelques amis. Le sort de son maître l’avoit rendu circonspect ; il fut partisan jusqu’à un certain point du silence pythagorique ; il imita les prêtres de l’Egypte, les mortels les plus taciturnes & les plus cachés. Il est plus occupé à refuter qu’à prouver, & il échappe presque toujours à la malignité du lecteur à l’aide d’un grand nombre d’interlocuteurs qui ont alternativement tort & raison. Il appliqua les Mathématiques à la Philosophie ; il tenta de remonter à l’origine des choses, & il se perdit dans ses spéculations ; il est souvent obscur ; il est peut-être moins à lire pour les choses qu’il dit que pour la maniere de le dire, ce n’est pas qu’on ne rencontre chez lui des vérités générales d’une Philosophie profonde & vraie. Parle-t-il de l’harmonie générale de l’univers, celui qui en fut l’auteur emprunteroit sa langue & ses idées.

De la philosophie de Platon. Il disoit :

Le nom de sage ne convient qu’à Dieu, celui de philosophe suffit à l’homme.

La sagesse a pour objet les choses intelligibles ; la science, les choses qui sont relatives à Dieu & à l’ame quand elle est séparée du corps.

La nature & l’art concourent à former le philosophe.

Il aime la vérité dès son enfance, il a de la mémoire & de la pénétration, il est porté à la tempérance, il se sent du courage.

Les choses sont ou intelligibles ou actives, & la science est ou théorique ou pratique.

Le philosophe qui contemple les intelligibles imite l’Etre suprème.

Ce n’est point un être oisif ; il agira, si l’occasion s’en présente.

Il saura prescrire des lois, ordonner une république, appaiser une sédition, amender la vieillesse, instruire la jeunesse.

Il ne néglige ni l’art de parler, ni celui d’arranger ses pensées.

Sa dialectique aidée de la géométrie l’élevera au premier principe, & déchirera le voile qui couvre les yeux des barbares.

Platon dit que la dialectique est l’art de diviser, de définir, d’inférer & de raisonner ou d’argumenter.

Si l’argumentation est nécessaire, il l’appelle apodectique ; si elle est probable, épichérématique ; si imparfaite ou inthimématique, réthorique ; si fausse, sophismatique.

Si la philosophie contemplative s’occupe des êtres fixes, immobiles, constans, divins, existans par eux-mêmes, & causes premieres des choses, elle prend le nom de Théologie ; si les astres & leurs révolutions, le retour des substances à une seule, la constitution de l’univers sont ses objets, elle prend celui de Philosophie naturelle ; si elle envisage les pro-