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loi influe sur toutes les sensations ; il est des couleurs dont l’assortissement plaît aux yeux, c’est que dans le fond de la rétine, elles forment, pour ainsi dire, une consonnance ; cette même loi s’étend apparemment aux êtres qui sont à portée d’agir sur l’odorat & sur le goût ; leur agrément caractérise, il est vrai, ceux qui nous sont salutaires, mais il ne paroit point parfaitement proportionné à leur degré de convenance avec la santé.

2°. Si le corps a ses plaisirs, l’esprit a aussi les siens ; les occupations soit sérieuses soit frivoles, qui exercent sa pénétration sans le fatiguer, sont accompagnées d’un sentiment agréable. A voir un joueur d’échecs concentré en lui-même, & insensible à tout ce qui frappe ses yeux & ses oreilles, ne le croiroit-on pas intimement occupé du soin de sa fortune ou du salut de l’état ? Ce recueillement si profond a pour objet le plaisir d’exercer l’esprit par la position d’une piece d’ivoire. C’est de ce doux exercice de l’esprit que naît l’agrément des pensées fines, qui de même que la bergere de Virgile, se cachent autant qu’il le faut pour qu’on ait le plaisir de les trouver. Il y a eu des hommes à qui on a donné le nom de philosophes, & qui ont cru que l’exercice de l’esprit n’étoit agréable que par la réputation qu’on se flattoit d’en recueillir. Mais tous les jours ne se livre-ton pas à la lecture & à la réflexion, sans aucune vue sur l’avenir, & sans autre dessein que de remplir le moment présent ? Si on se trouvoit condamné à une solitude perpétuelle, on n’en auroit que plus de goût pour des lectures que la vanité ne pourroit point mettre à profit.

3°. Le cœur comme l’esprit & le corps a ses mouvemens & est fou des plaisirs, dès qu’ils ne doivent point leur naissance à la vue d’un mal présent ou à venir. Tout objet est sûr de nous plaire, dès que son impression conspire avec nos inclinations : une spéculation morale ou politique, peu amusante dans la jeunesse, intéresse dans un âge plus avancé, & une histoire galante qui ennuie un vieillard, aura des charmes pour un jeune homme. Dans la peinture que la Poésie fait des passions, ce n’est point la fidélité du portrait qui en fait le principal agrément ; c’est que telle est leur contagion, qu’on ne peut guere les voir sans les ressentir ; la tristesse même devient quelquefois délicieuse, par cette douceur secrette, attachée à toute émotion de l’ame. La tragédie divertit d’autant mieux. qu’elle fait couler plus de larmes ; tout mouvement de tendresse, d’amitié, de reconnoissance, de générosité & de bienveillance, est un sentiment de plaisir : aussi tout homme né bienfaisant est-il naturellement gai, & tout homme né gai est-il naturellement bienfaisant. L’inquiétude, le chagrin, la haine, sont des sentimens nécessairement désagréables, par l’idée du mal qui nous menace ou nous afflige ; aussi tout homme malfaisant est-il naturellement triste. On trouve cependant une sorte de douceur dans le mouvement de l’ame, qui nous porte à assurer notre conservation & notre félicité, par la destruction de ce qui fait obstacle ; c’est qu’il y a peu de sentimens qui ne soient pour ainsi dire composés, & où il n’entre quelque portion d’amour ; on ne hait guere, que parce qu’on aime.

4°. Enfin, il y a du plaisir attaché à l’accomplissement de nos devoirs envers Dieu, envers nous-mêmes & envers les autres. Epicure fier d’avoir attaqué le dogme d’une cause intelligente, se flattoit d’avoir anéanti une puissance ennemie de notre bonheur. Mais pourquoi nous former cette idée superstitieuse d’un être qui en nous donnant des gouts, nous offre de toutes parts des sentimens agréables ; qui en nous composant de divers facultés, a voulu qu’il n’y en eût aucune dont l’exercice ne fût un

plaisir ? Les biens que nous possédons sont-ils donc empoisonnés par l’idée que ce sont des présens d’une intelligence bienfaisante ? N’en doivent-ils pas plutôt recevoir un nouveau prix, s’il est vrai que l’ame ne soit jamais plus tranquille & plus parfaite, que quand elle sent qu’elle fait de ces biens un usage conforme aux intentions de son auteur ? Cette idée qui épure nos plaisirs, porte le calme dans le cœur, & en écarte l’inquiétude & le chagrin. Placés dans l’univers comme dans le jardin d’Eden, si la providence nous défend l’usage d’un fruit par l’impuissance de le cueillir, ou par les inconvéniens qui y sont attachés, n’en acceptons pas avec moins de reconnoissance ceux qui se présentent à nous de toutes parts ; jouissons de ce qui nous est offert, sans nous trouver malheureux par ce qui nous est refusé : le desir se nourrit d’espérance, & s’éteint par l’impossibilité d’atteindre à son objet : nous devons à la puissance de Dieu, le tribut d’une soumission parfaite à tout ce qui résulte de l’établissement de ses lois ; nous devons à sa sagesse l’hommage d’une persuasion intime, que si nous étions admis à ses conseils, nous applaudirions aux raisons de sa conduite. Ces sentimens respectueux, un sentiment de plaisir les accompagne, une heureuse tranquillité les suit.

Il y a aussi du plaisir attaché à l’accomplissement de nos devoirs envers nous-mêmes ; le plaisir naît du sein de la vertu. Quoi de plus heureux que de se plaire dans une suite d’occupations convenables à ses talens & à son état ? La sagesse écarte loin de nous le chagrin, elle garantit même de la douleur, qui dans les tempéramens bien conformés ne doit guere sa naissance qu’aux excès : lorsqu’elle ne peut la prévenir, elle en émousse du moins l’impression, toujours d’autant plus forte qu’on y oppose moins de courage. Les indiennes, les sauvages, les fanatiques marquent de la gaité dans le sein des douleurs les plus vives ; ils maîtrisent leur attention au point de la détourner du sentiment désagréable qui les frappe, & de la fixer sur le phantôme de perfection auquel ils se dévouent. Seroit-il possible que la raison & la vertu aprissent de l’ambition & du préjugé à affoiblir aussi le sentiment de la douleur par d’heureuses diversions ?

Si nous voulons remplir tous nos devoirs envers les autres hommes, soyons justes & bienfaisans, la morale nous l’ordonne, la théorie des sentimens nous y invite ; l’injustice, ce principe fatal des maux du genre humain, n’afflige pas seulement ceux qui en sont les victimes, c’est une sorte de serpent qui commence par déchirer le sein de celui qui le porte. Elle prend naissance dans l’avidité des richesses ou dans celle des honneurs, & en fait sortir avec elle un germe d’inquiétude & de chagrin : L’habitude de la justice & de la bienveillance qui nous rend heureux, principalement par les mouvemens de notre cœur, nous le rend aussi par les sentimens qu’elle inspire à ceux qui nous approchent ; un homme juste & bienfaisant, qui ne vit que pour des mouvemens de bienveillance, est aimé & estimé de tous ceux qui l’approchent. Si l’on a dit de la louange, qu’elle étoit pour celui à qui elle s’adressoit, la plus agréable de toutes les musiques, on peut dire de même qu’il n’est point de spectacle plus doux que celui de se voir aimé ; tous les objets qui s’offriront lui seront agréables, tous les mouvemens qui s’éleveront dans son cœur, seront des plaisirs.

Il y a plusieurs sortes de plaisirs, savoir, ceux du corps & ceux de l’esprit, & ceux du cœur ; c’est une suite de ce que nous venons de dire. Il se présente ici une question importante, qui bien avant la naissance d’Epicure & de Platon, a partagé le genre humain en deux sectes différentes. Les plaisirs des sens l’emportent-ils sur ceux de l’ame ? Et parmi les plai-