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vouloit plus revoir celles qui lui avoient une fois servi ; Lampride, in vitâ Eliogabal. ch. xxiij.

Il y avoit sans doute des pierres gravées, faites uniquement pour la parure, & l’on peut regarder comme telles ces émeraudes, ces saphirs, ces topases, ces améthystes, ces grenats, & généralement toutes ces autres pierres précieuses de couleur, sur la surface desquelles sont des gravures en creux, mais dont la superficie, au lieu d’être plate, est convexe, & fait appeller la pierre, un cabochon. Il faut encore ranger dans cette classe toutes ces pierres gravées qui passent une certaine grandeur, & qui n’ayant jamais pu être portées en bagues, ne paroissent avoir été travaillées que pour l’ornement, ou pour satisfaire la curiosité de quelques personnes de goût. Il n’est pas douteux que les pierres gravées en relief, ou ce que nous nommons des camées, n’entrassent aussi dans les ajustemens dont elles étoient propres à relever la richesse & l’éclat.

Le Christianisme s’étant établi sur les ruines du paganisme, l’univers changea de face, & présenta un spectacle nouveau ; les anciennes pratiques furent la plûpart abandonnées, & l’on cessa par conséquent d’employer les pierres gravées à une partie des usages auxquels on les avoit fait servir jusqu’alors, elles ne servirent plus qu’à cacheter ; mais quand la barbarie vint à inonder toute l’Europe, l’on ne cacheta plus avec les pierres gravées ; l’on se soucia encore moins d’en porter en bagues, l’on n’étoit plus en état d’en connoître le prix. Elles se dissiperent ; plusieurs rentrerent dans le sein de la terre pour reparoître dans un siecle plus éclairé & plus digne de les posséder. D’autres furent employées à orner des châsses, & à divers ouvrages d’orfévrerie à l’usage des églises, car c’étoit le goût dominant ; c’étoit à qui feroit plus de dépenses en reliquaires, & à qui en enrichiroit les autels d’un plus grand nombre. Plusieurs de ces anciennes gravures inestimables ; plusieurs de ces précieux camées que les empereurs d’Orient avoient emportés de Rome, ne sortirent du lieu où ils avoient été transférés, & ne repasserent dans l’Occident, que pour venir y occuper des places dans les chapelles, & y tenir rang avec les reliques. Les Vénitiens en remplirent le fameux trésor de l’église de S. Marc, & les François en apporterent plusieurs en France durant les croisades. Depuis très-long-tems, la belle tête de Julia, fille de Titus, & plusieurs gravures représentant des sujets profanes, sont confondues avec les reliques dans le trésor de l’abbaye de S. Denis.

On ne peut sans doute excuser un si grand fonds d’ignorance de ces siecles barbares, & c’est cependant à ce défaut de lumieres, que nous sommes redevables de la conservation d’une infinité de précieux morceaux de gravures antiques, qui autrement auroient couru le risque de ne point arriver jusqu’à nous ; car enfin si ceux qui vivoient dans ces siecles barbares eussent été plus éclairés, le même zele de religion qui leur faisoit rechercher toutes sortes de pierres gravées pour en parer nos autels & les reliques des saints, leur eût fait rejetter toutes celles qui avoient rapport au paganisme, & les eût peut-être portés à les détruire.

On sent bien que cette perte eût été grande, quand on réfléchit sur l’utilité qu’on peut retirer des pierres gravées ; je ne parle pas de leurs vertus occultes, ce ne sont que des idées folles ; je ne prétends pas non plus relever le prix & la beauté de la matiere, mais je parle d’abord du plaisir que fournit à l’esprit le travail que l’art y sait mettre. Ces précieux restes d’antiquité sont la source d’une infinité de connoissances, ils perfectionnent le goût, & meublent l’imagination des idées les plus nobles & les plus magnifiques. C’est de deux pierres gravées antiques qu’Annibal Car-

rache a emprunté les pensées de deux de ses plus

beaux tableaux du cabinet du palais Farnese à Rome. L’Hercule qui porte le ciel est une imitation d’une gravure antique qui est chez le roi.

Quoique les pierres gravées ne soient pas des ouvrages aussi sublimes que les admirables productions des anciens sculpteurs, elles ont cependant quelques avantages sur les bas-reliefs & les statues. Ces avantages naissent de la matiere même des pierres gravées & de la nature du travail ; comme cette matiere est très dure, & que le travail est enfoncé (il n’est ici question que des gravures en creux), l’ouvrage est à l’abri de l’usure (qu’on me permette d’employer ce mot), & se trouve en même tems garanti d’un nombre infini d’autres accidens, que les grands morceaux de sculpture en marbre n’ont que trop souvent éprouvés.

Comme il n’est rien de si satisfaisant que d’avoir des portraits fideles des hommes illustres de la Grece & de Rome, c’est encore dans les pierres gravées qu’on peut les trouver ; c’est où l’on peut s’assûrer avec le plus de certitude de la vérité de la ressemblance. Aucun trait n’y a été altéré par la vétusté ; rien n’y a été émoussé par le frottement comme dans les médailles & dans les marbres. Il est encore consolant de pouvoir imaginer que ces statues & ces groupes qui firent autrefois le sujet de l’admiration d’Athènes & de Rome, & qui sont l’objet de nos justes regrets, se retrouvent sur les pierres gravées. Ce n’est point ici une vaine conjecture ; l’on a sur des pierres gravées indubitablement antiques la représentation de plusieurs belles statues greques qui subsistent encore : sans sortir du cabinet du roi de France, l’on y peut voir sur des cornalines la statue d’Hercule de Farnese, un des chevaux de Monte-Cavallo, & le groupe de Laocoon.

Indépendamment de tous les avantages qu’on vient d’attribuer aux pierres gravées, elles en ont encore un de commun avec les autres monumens de l’antiquité ; c’est de servir à éclaircir plusieurs points importans de la Mythologie, de l’Histoire & des Coûtumes anciennes. S’il étoit possible de rassembler en un seul corps toutes les pierres gravées qui sont éparses de côté & d’autre, on pourroit se flatter d’y avoir une suite assez complette de portraits des grands hommes & des divinités du Paganisme, presque toutes caractérisés par des attributs singuliers qui ont rapport à leurs cultes ; combien n’y verroit-on point de différens sacrifices ? Combien de sortes de fêtes, de jeux & de spectacles qui sont encore plus intéressans, lorsque les anciens auteurs nous mettent en état de les entendre par les descriptions qu’ils en ont laissées ?

Cette belle pierre gravée du cabinet de feu S. A. R. madame, où est représenté Thésée levant la pierre sous laquelle étoient cachées les preuves de sa naissance ; cette autre du cabinet du roi, où Jugurtha prisonnier est livré à Sylla, ne deviennent-elles pas des monumens curieux, par cela même qu’elles donnent une nouvelle force au témoignage de Plutarque, qui a rapporté ces circonstances de la vie de ces deux grands capitaines (vie de Thésée & de Marius) ?

Il faut pourtant avouer que de cette abondance de matiere il en résulteroit la difficulté insurmontable de donner des explications de la plus grande partie de ces pierres gravées. Mais quoique ces sortes d’explications ne soient point susceptibles de certitude, quoique nous n’ayons souvent que des conjectures sur ces sortes de monumens que nous possédons, cependant ces conjectures mêmes conduisent quelquefois à des éclaircissemens également utiles & curieux.

La chûte de l’empire romain entraîna celle des beaux-arts ; ils furent négligés pendant très-long-tems, ou du-moins ils furent exercés par des ou-